mercredi 23 juin 2021

"Il faut s'endurcir" Eloge des êtres sensibles

 

"Il faut s'endurcir". 

Combien de fois on entend ça, quand on est sensible ?

Jamais je n'ai autant entendu cette phrase que quand j'ai commencé à enseigner. Là, c'était la guerre aux sentiments, en même temps qu'un grand plongeon dans des classes d'ados, émotifs à 1000%, chacun, et ces émotions multipliées par le nombre qu'ils étaient, serrés dans la même salle, en rang plus ou moins géométriques, avec chacun un regard planté sur vous. Avec chacun une attente qu'ils ont du mal à définir et qu'ils appellent parfois "programme". 

Chaque fois qu'on l'évoque, celui-là, tout le monde est à peu près conscient de son abstraction, que ce n'est qu'un prétexte, un panneau de signalisation, qu'il n'est rien sans ceux qui lui donnent un sens, qui acceptent de faire le voyage. Les élèves, j'entends. Les professeurs donnent corps au panneau de signalisation. Ils accompagnent les voyageurs, ils sont le point de repère, de référence, ils incarnent une forme de sécurité parce qu'ils savent où mène le chemin. Ils l'ont déjà parcouru. 

Le programme, d'accord, mais il y a autre chose que ce texte obscur, il y a une quête de sens, la signification de notre présence sur terre - au milieu de 7 milliards d'autres humains, qu'est-ce que je fais là ? Qu'est-ce que je fais dans ce monde et ici, dans cette classe en particulier ? 

Est-ce que toi, tu sais ? 

A côté de ça, il faudrait "ne pas s'endurcir", "ne pas prendre les choses trop à cœur" et "ne douter de rien". 

Il y a une fin d'année scolaire où j'ai envoyé ma lettre de démission. Sans un doute. Parce que je savais déjà que je n'étais pas à ma place, parce que j'étais en conflit permanent avec ce genre de discours, parce que ce qui faisait ma joie, ma liberté (en l'occurrence, ma formation au conservatoire d'art dramatique, que j'avais entamées un an plus tôt) était soudain perçu comme un caprice superflu, parce que j'avais une "mission" à la limite du sacré, et que cette mission exigeait apparemment que je sacrifie une partie de moi pour elle. 

Et pas n'importe quelle partie de moi. 

Celle qui est sensible, celle qui doute, celle qui joue, celle qui fait ses propres choix, qui se trompe et revient sur ses pas mais avec joie.

Alors oui, je démissionne.

Si je perds ma sensibilité, je perds ma créativité. Sans elle je suis perdue. Je peux m'imaginer ne pas enseigner. Si je cesse de créer je ne suis plus moi-même. Est-ce que ce serait grave ? Qu'est-ce que je deviens alors ?

Ce monde-là a besoin d'artistes, d'artistes au sens large. De ceux-là qui questionnent chaque fixité, chaque cliché, chaque présupposé, chaque pratique, chaque vision du monde, chaque expression toute faite avec tellement d'insistance que ces fixités finissent par mollir. L'artiste est celui qui les remodèle autrement : bizarrement, pour rire, pour changer, pour ce que soit beau, pour que ce soit laid, pour faire réagir, pour émouvoir, pour mouvoir, pour mettre en lumière cette idée simple que Martin Page développe dans un livre : "que la réalité est une matière transformable et que nos vies ne sont pas des sentences"*.

Nos sensations sont nos antennes. C'est par là qu'on perçoit l'univers, qu'il entre en nous, qu'il nous déplace et nous modifie. De nos sensations premières naissent les émotions qui nous mettent en mouvement. Si on se déplace, on change de point de vue, si on se déplace, tout ce qui nous entoure se déplace en même temps parce que la place que nous occupons chacun définit celle que les autres occupent. Nous ne pouvons être deux au même endroit. Alors nous bougeons ensemble. 

En acceptant que le monde influe sur nous, on accepte d'être la matière d'un monde qui nous sculpte. On fait un pacte avec lui : il acceptera en retour de se laisser modifier par ceux qui acceptent d'être changés par lui. C'est un dialogue, c'est de l'amitié, c'est du lien et sans ce lien que l'on tisse ensemble, tout s'effondre. 

Je continue d'enseigner. J'enseigne avec mes doutes, mes émotions qui passent et s'en vont, mes perceptions trop aiguës, mes maladresses, mes culpabilités mal pardonnées. 

C'est un labyrinthe inextricable de failles, où il y a toutes les raisons de se perdre et d'avoir peur. J'emmène mes élèves explorer ces failles qui sont aussi les leurs. Du moins ceux qui le veulent bien, on ne doit jamais forcer. J'enseigne le doute. Douter c'est prendre le risque que les croyances sur lesquelles on a pu faire reposer d'autres croyances, et jusqu'à notre compréhension du monde, notre manière de nous y mouvoir et d'agir, se brise. C'est prendre le risque de tout avoir à reconstruire. Douter, c'est déjà créer.

Alors, on peut me dire plein de choses : 

- Tu vas souffrir. 

Ok. 

- Il peuvent utiliser ces failles contre toi. 

Ils peuvent ! 

- C'est risqué. 

Sans prise de risque il n'y a pas de liberté. 

- Ce n'est pas très conventionnel. 

Et alors ?

- Tu vas t'épuiser. 

Et quand je n'aurai plus l'énergie d'enseigner avec joie, et transparence, et profondeur, je ferai autre chose. 

"Il faut s'endurcir". Si ça veut dire couper ces liens pour ne plus sentir qu'on n'est pas seul.e, qu'il y a moi et les autres, pas seulement humains, et qu'en blessant les autres c'est moi aussi qui souffre, alors non merci. Je prends le risque. Il faut qu'on prenne le risque. C'est comme ça que l'univers s'agrandit, que les chemins se multiplient, qu'on est capables d'imaginer des solutions à des problèmes insurmontables. Sensibilité et imagination sont deux aspects d'une même magie. On n'exige pas de l'autre qu'il nous écoute si en retour on ne reçoit pas ses messages. Il nous faut sympathiser avec le monde, souffrir avec lui, si on veut croire qu'on peut, même modestement, y changer quelque chose. 


https://www.futura-sciences.com/planete/actualites/papillon-chemin-amour-elucide-chez-papillon-nuit-55757/

* Martin Page, Manuel d'écriture et de survie, 2014