mercredi 28 mai 2014

Eurydice


     Ne me dis pas que tu pars sans moi, moi toute seule de l'autre côté d'une eau trop amère pour y plonger, sauter toute seule hors de la barque du vieux qui ne parle pas, qui ne sourit pas, qui rame et rame encore traverse le fleuve toujours et sans souci des heures, du jour ou de la nuit, ici, il fait toujours sombre, si je plonge, eau trop amère, eau des chagrins et encore toute seule au fond de cette eau, chagrin toute la vie je devrais dire toute la mort, chagrin, il dure, il dure trop longtemps, il dure combien de temps, ce n'est pas ce vieux grincheux qui me repêchera ça non, il s'en fiche, lui, il me voit pas, moi toute seule avec lui, et avec d'autres qui sont tout seuls et se penchent comme pour voir leur reflet dans le fleuve, et toi par le même chemin, qui parles, qui chantes et l'enchantes, vieux sourire sous la barbe du passeur et des oui, oui, oui, bien entendu, moi toute seule au fond du Styx, on ne sait pas s'il est profond il est tout noir il fait tout noir, peut-être il est aveugle le vieux qui rame, moi je me penche ça ne l'inquiète pas, je me penche encore et encore, vas-tu me voir, oui ou non, vas-tu poser ta rame, t'arrêter au milieu du chemin pour me parler me raisonner me regarder rassurer réconforter parler d'Orphée faire quelque chose mais pas ramer sans expression sur ce visage, comme ça, tu dois être malheureux, oui c'est ça, t'es malheureux, toi on ne t'aime pas, tu n'as pas d'Orphée pas d'Eurydice à toi et puis quoi, encore, c'est pour ça que tu fais semblant de ne pas me voir, c'est pour ça que tu fais bien ton travail, les heureux ne font rien aussi bien que toi, les heureux sont insouciants et toi tu prends tout au sérieux tu fais passer des ombres d'une rive à l'autre de ce fleuve depuis une éternité et toujours avec le même sérieux et sans jamais voir personne parmi ceux qui traversent, les heureux ne sont pas sérieux, ils bavardent et chantent et font des projets à deux, ils bravent les interdits, au fond tu es jaloux, tu me fais pitié, j'irai me noyer. 
     Moi toute seule avec les autres, et vraiment toute seule avec ceux-là qui sont seuls et ne parlent pas et ne me voient pas mais on m'a dit qu'ils sont là, moi toute seule qui ne prends pas de place, qui suis peut-être à la place d'un autre ou de plusieurs autres, moi fondue avec d'autres entassée et très vite oubliée, moi qui voudrais bien me noyer mais j'ai passé le fleuve sans y parvenir, moi qu'on n'a pas regardée, à qui on n'a pas pris la peine de dire bonjour, c'est vrai ce serait curieux je dirais même déplacé de dire bonjour ici, c'est pas dans les moeurs des enfers, de dire bonjour à ceux qui passent. Toi tu es loin maintenant, tu passes dans les rues, dans les forêts les montagnes avec ta lyre et ton Eurydice, même, parfois, on se retourne on te regarde on te sourit même si t'as l'air bête tout le temps, comme ça, avec une carapace de tortue sous le bras, prêt à chanter pour un oui, pour un non tu t'es pas vu, à chanter tout le temps, est-ce qu'on parle en chantant ? 
     Ne me dis pas que tu restes là. Maintenant tu chantes encore mais tu verras, ça ne dure pas, très vite, c'est les mains qui refroidissent, après, on ne sent plus rien, je te connais la nuit quand il fait froid tu t'agites, tu te frottes les mains, tu souffles sur tes doigts, tu viens me chercher, appliquer tes mains froides sur moi pour me faire rire, tes mains froides sur moi et ça me fait rire, et là je riais, toi aussi tu riais avec moi, ce n'était pas pour moi, c'était pour te réchauffer, moi je croyais que c'était pour moi, alors bien sûr, oui, je sais, voyons, c'est quand même un peu pour moi, mais un jour tu m'as dit tout bêtement, mais on ne peut pas jouer quand il fait froid, alors je me réchauffe, comme ça, naïvement, comme un enfant, alors voilà, tu ne peux pas rester là, moi ça m'est égal, que tu viennes à moi pour te réchauffer, pour mieux jouer après, je veux bien être là pour ça, je veux bien habiter tes chansons, tant que tu appliques tes doigts froids sur moi, là, là où c'est chaud, même la nuit, là où c'était chaud, maintenant je ne sais pas. 
     Alors d'abord, c'est les doigts, ils gèlent c'est comme quand tu t'agites et que tu fais tout pour les réchauffer, ça commence par un froid et puis ils s'effacent, il ne prennent plus, ils ne sentent plus, toi tu ne sens plus, vois, quand je tends la main pour prendre la tienne - celle qui est libre toujours, la gauche, j'ai l'habitude - bien, quand je tends la main pour prendre la tienne, vois-tu, tu ne sens pas, et donc, d'abord, c'est les doigts, c'est tout le reste du corps, et puis c'est la voix aussi, tu comprends maintenant, tu ne peux pas rester là. Ne me dis pas que tu pars sans moi. Je te prendrais bien par la main, je veux bien passer devant pour aller plus vite, si je pouvais tenir ta main, celle qui est libre, bien sûr, et comme ça toi et moi bientôt dehors au soleil et solides et mortels et charnels tout à la fois et autant moi que toi, mais ça ne prend pas, toi tu ne sens pas, c'est ton corps qui est trop lourd, trop lent, cet effort que tu fais pour remonter la pente, je le connais, je t'entends souffler, plus de chantre à la sortie des enfers, un montagnard, la gravité sur ce visage, avec ordre de ne pas se retourner, ne pas me regarder me parler me consoler rassurer et toi, tu prends ce visage sérieux et concentré des malheureux et moi toute seule derrière toi.