jeudi 9 octobre 2014

Lecture - une histoire du liseron


     Tout jeune, ses professeurs avaient noté qu'il avait des difficultés en lecture. Non pas des difficultés remarquables, mais de ces difficultés naturelles qu'ont certains enfants quand ils apprennent à lire, butant sur les mots, observant trop longtemps les syllabes sans se rappeler de la manière dont il faut les prononcer, puis se disant tout à coup que les camarades, dans la classe, lisent mieux que lui, rougissant à la pensée que ces mêmes camarades, à ce moment précis, se font la même réflexion. Et voilà notre héros perdu, ne sachant plus où était la ligne qu'il lisait tout à l'heure, s'attaquant à une autre, à tout hasard, en espérant que ce fût la même et qu'ainsi personne ne s'aperçût de son moment d'absence. De ces difficultés-là, on en rencontre tous les jours en primaire, quelques fois encore au tout début du collège, et même après. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le liseron était de ceux-là. Il se cachait quand il s'agissait de lire à voix haute. Il est entré au lycée sans qu'on sache que ces difficultés persistaient. Il n'osait le dire, de peur qu'on le prît pour un extravagant : il était fasciné par la forme des lettres. 
     La visière que l'on posaient sur le -a dans les manuels retenait toute son attention. Et il n'aimait rien tant que ce chapeau que l'on mettait sur certaines voyelles. Mieux encore, ce tréma si exotique, ce -x qui, même inaudible, lui serrait la gorge, et quand il rencontrait le mot voix, justement, sa gorge se serrait si bien qu'il ne parvenait à le prononcer qu'après plusieurs tentatives. Ce -r tout tendu, montrant les crocs comme un petit chien qui se prend pour un gros. Et il s'étonnait de l'orthographe des mots, la trouvant belle et, plein d'une louable curiosité, s'arrêtait en plein milieu d'une phrase pour comprendre d'où venait cette surprenante combinaison. 
     S'il devait lire à voix basse il fallait du temps, pour qu'il puisse à sa guise mener ses enquêtes. Enfin, exaspéré par sa propre lenteur, et s'apercevant qu'il ne comprenait pas grand chose à ce qu'il lisait, il choisissait de ne plus s'occuper de la forme des lettres ni de leur orthographe. Là encore, il lisait moins vite que la moyenne des élèves de sa classe, car il ne savait lire autrement qu'en formant dans sa tête une voix presque étrangère qui lui lisait l'histoire. Aussi devait-il se plier au rythme de cette voix qu'il entendait. Il lisait à voix basse comme certains lisent à voix haute, ne sachant courir les lignes et réduire le texte à une succession d'images, comme pouvaient le faire certains lecteurs qu'il jugeait arrogants. 
     Peut-être, donc, c'était la forme des lettres ou la voix dans sa tête. Et parce qu'il aimait davantage qu'on lui lise une histoire, plutôt que de la lire lui-même, il en était arrivé au compromis de se lire une histoire, et sans honte, se dédoublait pour mieux entendre les belles phrases. Peut-être. Peut-être c'était sa manière de lire, à lui, et voilà tout. Et pourquoi la vitesse serait-elle une qualité plutôt qu'un défaut ? Les professeurs avaient une autre explication. Timide, disaient-ils, et l'affaire, en un mot, était classée. Le liseron lui-même finissait par y croire. Et, par souci de cohérence, toutes ses prestations orales étaient mauvaises, accompagnées des platitudes, embarras et bredouillages propres aux timides. Il n'était qu'à peine conscient, alors, qu'il jouait un rôle, étant de ces acteurs que se prennent trop facilement au jeu et vivent aux frontières de la fiction. Cela ne l'inquiétait pas outre mesure. Chaque nuit, chaussant ses lunettes, il ouvrait un livre et franchissait la frontière.


Image :  Pablo Gallo