mardi 31 octobre 2017

Sylvie Germain


"Il ne cessait de lire, et sa mémoire était immense ; il retenait tous les livres. Mais il les retenait d'une telle façon que sa mémoire évoquait moins une bibliothèque qu'une vaste volière ou une grande serre car sitôt lus, les textes laissaient proliférer leurs mots en lui, se métamorphoser en images, en sons, en mouvements. Les textes prenaient vie en lui, - une vie étrange, toute cérébrale, mais intense, un peu loufoque aussi. Son regard sur les gens était semblable à celui qu'il posait sur les livres, - perçant, vivace, et légèrement follet."

Sylvie Germain, Nuit-d'Ambre

Métamorphose

Svetlana Bekyarova, Ikar's daughter
     Dans l’arbre blanc, on penserait qu'un oiseau bondit de branche en branche, il agite ses ailes et secoue sans ménagement toute l'harmonie que j'avais mise en place. Il s'agite et je devine, dans ce petit corps, qu'une force irrésistible et autoritaire l'empêche de rester en place. Son cœur d'oiseau qui bat si vite ses pensées qui roulent des images de galaxies et d'étoiles, je les entends d'ici ; de même elle roule de branche en branche, ma sauvageonne, mon oiseau-comète, comme un astre saisi à même le ciel, un jour elle tombera de l'arbre, je l'imagine rouler sous les herbes hautes, peut-être tout brûler à son passage, à force de rouler ainsi entre les branches, je sais ça la fait rire de penser qu'on s'inquiète pour elle, je sais, elle se croit invincible, et bien sûr, si elle venait à tomber elle écarterait grand ses ailes et éviterait la dure rencontre avec le sol, eh bien, à force de rouler ainsi entre les branches elle en cassera une, parce qu'elle ne fait jamais attention à rien, qu'elle fasse tomber des fleurs, ce n'est rien, mais qu'elle casse une branche ! et il tomberait, cet oiseau-là, lui qui croit qu'il peut encore voler, il tomberait et se ferait mal et je veux encore entendre un peu son drôle de rire avant qu'elle grandisse ou se disloque, et je ne veux pas qu'elle roule sous les herbes, ce n'est pas sûr que je la retrouve, petite comme elle est, a-t-elle vu la hauteur de ces herbes-là, les branches d'un mirabellier, c'est traître, ça se casse ; elle est drôle, elle rayonne, avec ses cheveux blonds en bataille, ses joues rouges, ses grands yeux bleus qu'on peut voir très ronds dans un blanc laiteux quand elle admire – j'aime que fleurissent ses yeux que sa bouche éclose que son nez s'avance un peu pour sentir – mais elle ne fait attention à rien, elle entre, elle sort, elle fait comme chez elle et personne ne lui dit rien, elle casse des choses, elle fait du bruit dans la maison de la grand-mère et la grand-mère ne dit rien, elle fait mine qu'elle est sourde et sourit en coin, sourit qu'on vienne enfin faire du bruit dans sa maison, elle fait mine qu'elle est vieille et que ça ne l'atteint pas, mais c'est vrai qu'elle s'en fiche, on peut venir chez elle et tout mettre sens dessus dessous, ça lui est égal, tant qu'il y a du bruit ! j'ai appris à apprécier ses bavardages qui ne disent rien, qui se répètent et tournent en boucle comme un vieux disque, avec chaque fois une voix plus éraillée, j'ai appris à apprécier ses bavardages pour avoir seulement le loisir d'admirer ses rides, ses lèvres fines comme du papier qui a pris l'eau, son visage monumental, qui se laisse regarder sans ciller sans rien cacher mais sans ouvrir ses portes ; la grand-mère, l'arrière grand-mère fermée à clé, qui ne dit rien que les choses sans importance est-ce que tu veux encore un peu de lait ? oui, non, je n'en sais rien, ne reste pas ainsi rentrée en toi-même comme dans une coquille, il faut que tu me parles, que tu me guides le long du chemin de tes rides, que tu m'aides à naviguer dans les deltas qui sont aux coins de tes yeux, et elle reste de marbre figée dans des mouvements anciens, de plus en plus courbée, et la confiture ? tu l'aimes, la confiture, c'est mon oncle qui en faisait de la confiture, elle était bien bonne ; et moi qui croyais tout savoir, me voilà face à l'indéchiffrable, ce visage creusé et doux comme une façade ancienne lavée par les eaux.

un coeur rotatif

     Elle a ce rire-là, comme celui des oiseaux entre eux, ce rire sonore et multiple. Elle a cinq ans sans doute, peut-être moins, elle ne parle pas comme les enfants de cet âge. Elle gazouille, elle chantonne pour elle-même quelque mélodie qu'elle s'invente au fil de ses voyages. Elle ne chante que quand elle se déplace, autrement, elle est muette, oui, c'est vrai, autrement, on ne l'entend pas. Elle vient s'asseoir quand elle en a assez du mouvement et du bruit et elle écoute. C'est à ce moment-là que je lui raconte des histoires, je crois que ce qu'elle veut, quand elle vient, quand elle s'est assez dispersée dans l'espace, tout ivre d'air et de lumière, quand elle a touché tout ce qu'il est possible d'atteindre, dans le jardin, dans le village, quand elle a recueilli assez de bosses et d'hématomes pour la journée, qu’elle est ainsi fleurie déformée transformée, ce sont des histoires ; elle arrive, attirée par une parole qu’elle ne maîtrise pas, autre que ses rires et ses appels, elle arrive doucement craignant de déranger, elle pose des questions, de l'air innocent qu'elle prend quand elle veut être sage, seulement pour me pousser à raconter. Elle hésite, elle cherche les mots pour ouvrir la parole, elle tremble un peu, encore émue des courses et des chansons, elle pense s'asseoir, elle danse d’un pied sur l’autre et reste debout quelques temps. Elle fait semblant d'être sage. Pour elle, c'est comme un jeu, mais au fond, elle voudrait être sage, elle prend le jeu très au sérieux, alors elle tente d'apaiser en elle ce qui s'agite, ce cœur rotatif qui la fait comète, qui la déplace pour être partout au même instant.

Métamorphose

      Je connais l’arbre à toutes les périodes de sa vie.
      Le mirabellier lourd et sucré de l’été qui commence,
      le mirabellier du milieu de l’été, mangé, grignoté, plus de beaux fruits, trous dans les feuilles,
      le mirabellier de l’automne, dont les feuilles craquent et se froissent,  bruit sec des pas sur les feuilles, je fais pourtant bien attention mais je suis lourde, à présent
      (je n’aime pas que craquent les feuilles mortes,
      je n’aime pas que les feuilles soient mortes.)
      Le mirabellier d’hiver, noir et nu, qui laisse à découvert la complexité des branches, la délicatesse des ramilles, et les ramilles frissonnent.
      Je connais sa blancheur au printemps.
      Je la surveille, pour ne pas la manquer.
      Je sais exactement où poser mon pied, sur quelle branche m’appuyer.
      J'ai des pétales dans les cheveux et sur les yeux.
      Je secoue une branche pour que tombe sur moi une pluie de pétales blancs.
      Je ferme les yeux.
      Je plonge mon nez dans les fleurs jaunes, je m’approche un peu trop comme si l'odeur était plus pure et plus forte encore quand on est très près je veux la prendre dans tout le visage, je plonge mon nez dans les fleurs et parfois, ce n'est pas ma faute, je les abîme un peu.

mardi 24 octobre 2017

Métamorphose

Sans le vouloir il a pris leur apparence. Il est long et filiforme. Il paraît plus long encore à cinquante ans qu’à vingt. Il est plus robuste, aussi, il tient plus fermement au sol. Il semble n’avoir jamais cessé de grandir. Il a une tête immense et lourde qui dodeline avec le vent, des cheveux frisés et bruns forment une couronne épaisse. Il a de grandes mains qui tournent et s’agitent comme des feuilles au vent, et de ces gestes un brin délicats où affleurent la conscience et le respect. Il marche sans faire de bruit et tout ce qu’il porte a pris la couleur de la terre. Il ressemble à un arbre en voyage. De l’arbre aussi, il a ce rayonnement à la cime, ces longues mèches qui poussent à son insu, il les coupe avec une régularité de connaisseur, comme on fait des branches d’un arbre hirsute pour ne pas le blesser. Il a des gestes savants. Il effleure tout ce par quoi il passe et méthodiquement, imperceptible, il comprend la gêne et le manque. Un peu médecin, il frôle le dessus et capte l’intérieur. Il a vingt ans, arbre long, fin, itinérant. Il a soixante ans. Plus long encore il a laissé pousser ses cheveux, décidé à prendre racines. Il a cinquante ans, plus personne, depuis longtemps, plus personne pour le soutenir, remplacer les fleurs épuisées par de nouvelles, réparer la porte de la serre, apporter de l’eau, une autre tondeuse, pendant trente ans il était là, il ramenait le jardin à la raison et à la vie, petit à petit, par poussées d’un millimètre, tailles très douces et juste assez d’eau pour qu’éclatent les couleurs au soleil. Il a vingt-cinq ans et de ses grandes mains pointent des pétales vifs et brillants. La tête de la fleur bercée par le déplacement de l’air à son passage se penche un peu, lourde et charmée, elle semble l’écouter chanter à mi-voix. Il a quarante ans, il enfante encore des fleurs. Il a cinquante ans, il enjambe les débris, plus longues sont les enjambées, il a soixante ans, le jardin cesse d’entendre, il murmure comme font les sourds enfermés, pendant longtemps, il avait prévenu la folie de ce lieu. Il a quatre-vingt ans, ses cheveux souples et longs tombent en cascade et sa tête vacille sous les coups du vent.

Novarina


"Pratiquer l'incarnation sans distance. Avec humilité, c'est-à-dire le goût de l'humus qu'il y a dans l'homme, le goût de la terre toujours dans notre bouche, l'odeur d'humus qu'il y a dans l'homme"

Pendant la matière, CCLXXX

lieux vides avec fantômes IX


lieux vides avec fantômes VIII

Des verres qui s'entrechoquent, une casserole frappe un peu brutalement la plaque électrique.  On s'habitue à un lieu. On s'y installe, on met les coudes sur la table, quand on a bien tout rangé on regarde. On voit la maison en relief pendant quelques temps, on observe l'effet de la lumière sur les murs, les reflets, on guette les changements de couleurs des surfaces en fonction de la lumière et de l'inclinaison du soleil, de l'ampoule, on se sent bien sans doute. Avec le temps quelque chose en nous prend la forme de cette pièce et la recouvre, prend la forme de la maison et du champ qu'il y a en face, du village tout autour. C'est comme cela qu'on se sent chez soi. 


Temps qui passe et le lieu brusquement s'efface. On ne prendra pas le temps de fermer toutes les portes, inutile. Ce lieu-là n'existe plus. Le temps passe, années après années, saisons après saisons, le vent souffle et balaye.

Indiscret, le regard (l'objectif) clandestin. 
Fragments. 
Manque encore la voix, 
manque le bruit des pas,
quelqu'un siffle et traverse le couloir
manquent des visages d'occupants, d'anciens occupants tant pis. On les remplacera.

lieux vides avec fantômes VII


Deux voix s'élèvent, importunes, s'ouvre l'espace tant retiré, disparaissent les cloisons les murs les parois factices et ainsi reprennent forme, des espaces qui longtemps avaient cessé d'exister.
Portes fermées mais enfin, entrebâillées, ressurgissent des couleurs veloutées surprises alors que le temps, la mémoire, travaillaient lentement à les effacer, dans la lumière adoucie par des vitres obstruées. J'ouvre la fenêtre, la lumière d'un printemps tardif entre, s'installe et révèle. On a bien voulu ranger toutes les lumières, on les a rassemblées dans un tiroir à la hâte, sans faire plus attention, sans même prendre la peine de remettre à sa place le tiroir. Certainement la poussière se chargera du reste. C'était un acte inutile, plus symbolique qu'autre chose ; et d'ailleurs si l'on avait vraiment voulu éteindre toutes les lumières il aurait fallu mettre des rideaux aux fenêtres et fermer la porte à clé, mais non.


Et je me faufilerai entre les souvenirs, parmi ceux des anonymes qui sont passés par là, ont remué chaque meuble, chaque chaise, chaque objet familier - objets chers ou indifférents, utilitaires ; parmi ces souvenirs j'ajouterai ma trace, je tenterai de percer le mystère de ces vies oubliées. Et déjà nos visages s'effacent dans la lumière, déjà ce n'est plus important. Bientôt, comme tant d'autres, nous ne seront que passés par là, n'auront fait que déplacer la poussière qui, sans s'affoler outre mesure, reprendra son lent travail d'ensevelissement. 


Peu importe, que les portes soient fermées ou non, les fenêtres grandes ouvertes, que le soleil brille ou non, il n'y aura bientôt plus personne pour révéler ces lieux morts, - avant l'arrivée des prochains clandestins.

lieux vides avec fantômes VI


Porte à porte, je frapperai, les mains vides et pourtant, ayant un regard à offrir, je forcerai l'hospitalité, j'irai de porte en porte explorer d'anciens espaces que l'on croirait fermés. Dans chaque demeure j'entrerai, je dérangerai les souvenirs qui sans pudeur, sûrs de leur abandon, étaient demeurés nus et béats, s'offrant à la poussière années après années, dans une immobilité heureuse, figés dans le désordre.


lieux vides avec fantômes V

     Les portes étaient ouvertes, les fenêtres immenses laissent entrer la lumière. 
     Lieu sacré où toutes les lumières se concentrent, vaste espace de silence où le temps semble n'avoir pas de prise. Tables pour se faire plus haut, se mettre à la hauteur de ces vastes fenêtres, voir loin, voir grand, renouveler son regard, par l'intermédiaire des fenêtres, des carreaux qui découpent, composent et donnent un sens à l'espace du dehors ; occuper l'espace à grandes enjambées, y lâcher un flot de paroles, y fermer la porte pour que se répercute aux parois de verre les paroles que l'on lance à tue-tête, qu'elles rebondissent, se répètent et s'amplifient. Tout voir à travers les fenêtres de la maison de verre, percevoir son reflet par dessus la forêt, voir la lumière s'intensifier par un excès de poussière, voir la forêt tout d'un coup se révéler fourmillant, dansant tout autour, par une brusque entrée dans une terre de vide et de silence. 
     Lieu construit, tout entier opposé à la forêt, île de chaleur et de repos pour le voyageur ébranlé par la tempête.
     Avide de silence, quand trop longtemps il a entendu le murmure du vent dans les branches.
     Ébloui par la lumière et le bal des grands arbres, quand sans les voir il est passé en soufflant à travers eux. 
     Mais lieu de passage, seulement, toutes les portes étant restées entrouvertes. 
     Le passage, même, l'arrière de la salle insiste. 
     La forêt entre pas à pas, en secret, dans l'espace insulaire.

lieux vides avec fantômes IV



      Long jardin à dérouler, dans lequel on ne peut pénétrer qu'en employant un détour et quelques ruses. Toutes les fenêtres sont éclatées. Il arrive que la serre soit morte, aussi n'y a-t-il pas une plante dans les pots dispersés. Les feuilles s'amassent d'un automne à l'autre, toute organisation est rompue, l'eau s'écoule à l'intérieur par habitude, sans se gêner, sans rencontrer d'obstacle. 


     Ailleurs la plante a repris ses droits. Dans l'ombre et le silence, la voûte de la serre rappelle la coque d'un bateau renversé et je marche doucement, dans les débris d'outre-monde. J'observe les oublis, ce qu'un ancien passager a laissé, dans l'urgence du départ. Aussi les plantes, longtemps sages et dociles, sans plus sentir ni mouvement ni rumeur, se sont mises de concert à réoccuper l'espace. Avec la discrétion des grands timides, lentement, elles sortent de leurs quartiers, s'approprient des lieux qui ne leur étaient pas réservés, se ménagent une place plus grande en poussant, dans leur épaisseur, le pot, la pierre immobiles, qui avaient siégé là. 





    Seule, à présent, imposante et silencieuse, la plante règne, au fond de la serre, laisse libre court à sa morne folie. D'un ton impérieux, elle ordonne le désordre.




 




lieux vides avec fantômes III

     La maison n’est pas grande. Deux pièces, une chambre dont un lit sans couverture constitue l’unique ameublement, un salon vide, sauf un canapé défoncé et sale ; une cuisine, une salle de bains, un garage à l’arrière, avec une armoire renfermant encore des objets sans valeur. D’autres bâtiments, ici, sont plus vastes. certains ont plusieurs étages, un autre ressemble à un hôtel, il déploie fièrement ses ailes de part et d’autre d’une porte à deux battants, avec des vitres éclatées par un coup de vent ou une pierre lancée par des gamins. Mais celle-ci me plaisait. J’entre à pas feutrés pour faire oublier l’effronterie, la curiosité qui m’a mené jusque là, dans l’intention de sentir. Voire, entrevoir une individualité, un confort, peut-être. Je me suis assis d’un geste naturel, bien qu’un peu contenu. J’ai pensé que la maison était accueillante. Une bouilloire dort encore sur la plaque de cuisson. Demeure particulière. Sphère privée. Belle encore, malgré les années sans visites. Rendue naturelle, sans artifice, sans souci du regard des autres. Je dialogue avec la pièce. Elle est taciturne et renfrognée. Je lui parle d’elle. Jadis, lieu d’apaisement. Bois des chaises. Couleur délavée de la nappe. Ce qu’on n’a pas voulu déménager. Suggestion. Manque. Ce n’est pas n’importe quelle maison, c’est ma maison. J’ai pris place, je me suis assis à cette table bancale pour écrire. Sous moi, je sens la chaise qui doucement craque de surprise de s'apercevoir qu'elle peut servir encore. S’y installer quelques heures, c’est comme explorer une impasse, comme s’asseoir au fond de la poche d’un géant. On y vient par erreur, on pense qu’on perd son temps.
     Il faudra pourtant qu’elle demeure, mais qu’elle demeure ainsi muette et close, enfermant dans ses murs chaque année les témoins du temps qui passe. Les portes étaient fermées, mais enfin, entrebâillées. Resurgissent des couleurs veloutées surprises alors que le temps, la mémoire, travaillaient lentement à les effacer. Par la fenêtre ouverte, la lumière du printemps tardif révèle. 
     On a bien voulu ranger toutes les lumières, on les a rassemblées dans un tiroir à la hâte, sans faire plus attention, sans même prendre la peine de remettre à sa place le tiroir. Certainement la poussière se chargera du reste. C’était un acte inutile, plus symbolique qu’autre chose ; et d’ailleurs si l’on avait vraiment voulu éteindre toutes les lumières il aurait fallu mettre d’épais rideaux aux fenêtres, fermer solidement les volets, la porte à clé, mais non. La poussière chatouille mes narines, l’humidité de l’hiver, encore tapie dans les coins sombres. J’éternue. Sursaute la pièce. Laisse échapper dans son émoi quelques fragments, des souvenirs épars.
     Des verres qui s'entrechoquent, la bouilloire siffle et crache une fumée fantomatique, une casserole frappe un peu brutalement la plaque électrique. Quelques pas décidés d'un homme qui traverse le couloir en chantant. On s'habitue à un lieu. On s'y installe, on met les coudes sur la table, quand on a bien tout rangé, exploré les coins et les placards suspendus. On regarde. On voit la maison en relief pendant quelques temps, on observe l'effet de la lumière sur les murs, les reflets, on guette les changements de couleurs des surfaces en fonction de la lumière et de l'inclinaison du soleil, de l'ampoule, et la fraîcheur du printemps s'invite dès qu'on ouvre les volets, puis la fenêtre. On se sent bien, sans doute. Une lourde femme en blouse à fleurs passe devant la fenêtre en balançant doucement son arrosoir vide. Avec le temps quelque chose en nous prend la forme de cette pièce et la recouvre, prend la forme de la maison et du champ qu'il y a en face, du long jardin endormi de l'autre côté de la route, du village tout autour. C'est comme cela qu'on se sent chez soi. La tondeuse bourdonne au dehors. L'horticulteur, d'un pas lent et cadencé, passe d'une serre à l'autre, d'une voix tendre il murmure à demi-mots des promesses aux fleurs abattues. Des cris d'enfants dans les ruelles. Le pas rapide et pressé d'une étudiante qui se rend à un cours et pense à autre chose.



lieux vides avec fantômes II


Des couloirs, de très longs couloirs où s'attachent les salles vides, les fenêtres, les fils entrelacés d'ampoules dérobées, des couloirs, des murs blessés, s'y enfilent les salles comme des perles à un collier, des couloirs, toujours le même couloir qui court comme une veine à l'intérieur de la résidence, des couloirs pour se rencontrer, pour sortir ou pour courir, dans le couloir, on ferme la porte, on revient, on n'est pas sûr d'avoir bien fermé la porte, le couloir, l'escalier, encore un autre couloir, ce couloir que l'on connaît, sans doute, ce couloir qu'on reconnaît, sans se demander où on est dans quelle partie du bâtiment au sud à l'est à l'ouest au nord et où est ma chambre, parmi toutes ces chambres enfilées une à une le long du couloir, laquelle est la mienne, parmi toutes ces fenêtres qui s'ouvrent sur le couloir, qui s'ouvrent sur la cour, laquelle je connais, je me souviens de la couleur des fleurs dans la jardinière de la fenêtre en face de ma chambre, heureusement je m'en rappelle, et je me rappelle aussi de leur disposition, ainsi je sais où est ma chambre, ma chambre est en face de la jardinière aux fleurs rouges, c'est le plus important, ce qu'il faut savoir quand on arrive.





lieux vides avec fantômes


prisonniers dans la poussière et la place particulière que prend la poussière chaque fois qu'elle louvoie et se dépose
prisonniers les souffles les regards les voix et les gestes de ceux qui passaient par là
il parait que deux mondes se chevauchent celui des morts et celui des vivants
que tous nous suivons un chemin dans la poussière que le temps s'écoule dans l'un et l'autre monde -
le mot temps a-t-il un sens ? - et que nous n'avons de cesse, dans des endroits qu'ont traversé et des morts et des vivants, de nous frôler
croiser
traverser
il arrive que l'on sente la présence d'un être ou d'une âme qui elle-même s'arrête sentant que quelqu'un tout juste à côté de l'autre côté s'est arrêté aussi tout près et comme s'il regardait dans un miroir qui se révèlerait fenêtre
il arrive que les regards des deux êtres se croisent sans oser se l'avouer tout à fait
se regardent
supposant l'autre invisible mais non moins pesant encore de sa présence dans la poussière
et que chacun l'instant d'après se persuade qu'il n'a croisé que son propre reflet


lundi 16 octobre 2017

Mon cœur à pleines dents croasse


va-t'en
j'en veux pas de tes étoiles
je veux pas de tes fleurs
ni de tes oiseaux
laisse-moi
tes fleurs plantent leurs dards
dans mes doigts
tes étoiles clignotent
comme de vieilles
lampes de poche
tes oiseaux
tu les lances en les
tirant par les ailes avec leurs
pattes mal vissées becs bien
taillés
aiguisés bien
visé tu as ça en toi
toute une volière d'oiseaux malades
que tu alimentes en secret tu en as d'autres je le sais ils sont pas tous gentils et beaux tu crois que j'en veux de tes oiseaux ?

(mais j'en suis un moi et un plus vaste que tous les pourris que tu fermes en toi fermés à clé et tu es tellement occupé tellement à les nourrir que tu ne m'as pas vue filer rapide raser le sol tout droit jusqu'aux falaises qui s'effritent me jeter très loin au-dessus des vagues et de l'immense et du bleu)

depuis que je te connais j'ai appris tous tes noms par cœur

j'ai appris tous tes noms par cœur –
les plie et déplie puis casse


à tête renfermée je me les répète quelques fois croyant croyant quoi je les connais
en plein cœur de l'angoisse ton corps plait aux goasses emplit ton cœur de goisse de goasse le cœur se plaint de quoi mon corps se plaint ?

(et moi laide et noire
je déambule
le soleil vieux romantique peint verts et bleues les arbres et les fleurs
sans hésiter
sans penser l'équilibre des couleurs
ni la place des verticales
le soleil
veut me peindre aussi
et moi
malgré ça
malgré moi – de goisse mon cœur en plis en est plein)
ton cœur – ton –

ton cœur à pleines dents coasse
ton cœur rend plein de quoi-ce – mon coeur rend tant de goisse mon corps entend tes goisses mon corps s'enfuit s'efface ton cœur fuit – et se casse mon cœur en pluie s'efface –

j'ai appris tous tes noms par cœur
je les ai serrés entre mes phalanges
entre mes dents
pressés entre mes lèvres moites pour entendre
leurs syllabes empierrées

mon cœur je l'entends qui croasse

j'ai retenu
quelques temps
tous tes noms
bien à clé
dans mon cœur
mais ils ont
                       filé
                                        par les
                                                           vaisseaux
                                                                                         qui éclatent en un 
                                                                                                                                  froufrou d'ailes
                                                                                                                            
et de même la peau
                                       pétales de sang
                                                                      de même les os
                                                                                                         débris ardents jetés en l'air
                                                                                             
                                                                                                                              

j'ai tourné et retourné un à un tous tes noms dans mon corps
j'ai tenté à toutes voix de les faire sortir de là


et pas un ne t'appelait