La
pièce n'est pas grande. Tout
est sombre, les murs, le sol, le plafond. On
dirait que trainent des objets au sol comme oubliés ou comme des
décombres. Au
centre il y a cette femme accroupie près d'une bassine en plastique
rouge avec de l'eau à l'intérieur, elle frotte ses mains. Sur le
mur de gauche un homme frappe et frappe encore, et quand il en a
assez de frapper, il pousse, il appuie de tout son poids sur la paroi
comme pour repousser le mur un peu plus loin de quelques millimètres
comme si ça allait changer quelque chose, comme si c'était
justement ces quelques millimètres-là qui lui manqueraient pour
respirer. Et la femme au sol ne fait pas attention à lui, elle
frotte et frotte jusqu'à ce que ses mains rougissent
de l'eau qui les frotte et que la peau soit fine et se retire en de
très minces lambeaux invisibles mais elle le sait,
elle les sent qui la quittent enfin avec tout ce qu'ils ont ramassé
de germes et d'odeurs, de sueurs, les tissus qu'ils ont touchés, les
papiers les surfaces que les autres ont fleurés de leurs peaux, de
leurs humanités trainantes et négligées, elle ne veut pas lever
les yeux sinon elle verrait la fille poser un à un encore et encore
ses doigts sur le carreau opaque, mais c'est propre à l'intérieur,
ça n'a jamais été aussi propre, c'est le côté extérieur de la
vitre qui est sale, forcément, et la fille murmure quelque chose,
elle sait pas elle-même ce qu'elle murmure tandis que ses yeux sont
perdus dans la crasse, pendant ce temps l'homme continue de frapper,
il frappe à coups réguliers et avec sa grosse voix sortant de son
gros corps maladroit, il crie tout un dictionnaire d'ordures qu'il
aurait pu composer tranquillement, au lieu de ça vocifère et
frappe, les deux autres ne réagissent pas c'est comme si elles
avaient l'habitude et pianote sur le carreau et frotte ses
mains rouges et de plus en plus menues des mains d'enfant, et de plus
en plus fripées des mains de vieille, maintenant elle ralentit le
geste alors que son visage serré se tord d'horreur, alors qu'elle
s'aperçoit que l'eau dans laquelle elle frotte ses mains frêles est
tellement souillée d'elle-même et que tout ce dont elle tente de se
débarrasser reste prisonnier de la bassine rouge
et secoué de ce mouvement de frottement, et tout cela revient se coller à ses mains sans défense et rougies ;
elle retire ses mains de l'eau avec un geste engourdi, au moment où
l'homme épuisé de frapper hurler pose doucement sa tête en sueur
sur le mur qui n'a pas bougé, et souffle et souffle, le grondement
de son souffle s'espace et devient peu à peu plus discret comme une
musique de fond. La fille a déposé tous ses doigts sur le froid de
la vitre opaque et, alertée
par ce calme soudain,
elle tourne la tête vers l'intérieur, l'eau qui clapote dans la bassine,
la respiration lourde des corps fatigués, le masque d'horreur plaqué
sur le visage de la femme, et par dessus cette musique légère de
clapotis et de
respiration
on entend la voix, celle d'un enfant qu'on n'avait pas vu avant parce
qu'il est très petit, assis dans un coin à droite. Il
n’est pas si jeune
mais c'est difficile à voir à cause de sa touffe de cheveux
tellement énorme qu'elle lui cache la figure. Ses yeux sourient
cachés derrière des lunettes épaisses, à ses pieds il y
a tout un tas d'outils, des pinces, des clés à molette, des clés
Allen, tournevis plats et cruciformes, un marteau très fin qu'il
manie comme un pinceau, et des vis, des clous, des écrous et un
crayon bleu sur un bout de papier très blanc sur le sol sombre, des
planches et des morceaux de bois, des
fils de fer, une
scie d'enfant, tout un bric à brac de brocante avec des objets
métalliques qui brillent à la lumière. Il n'a pas senti que les
autres ont cessé leur manège, il continue son travail concentré et
manipule avec habileté chacun des outils qui l'entoure. Il chantonne
très doucement, penché sur un objet brillant qu'il pose à terre,
puis tourne vers la lumière approche de ses yeux myopes en fronçant
les sourcils derrière ses lunettes, échange un tournevis pour un
autre, teste la taille, retire et replace des vis avec un air de
connaisseur, tient à bout de doigts un objet très fin qu'il pose
délicatement sur la feuille de papier blanche pour s'assurer de ne
pas le perdre, change quelque chose et replace l'objet. Vis.
Retourne l'objet et tourne une molette assez longtemps et sans rien
perdre de sa concentration. Pose l'objet face à lui et l'observe.
C'est une pendule avec un balancier rotatif. Elle s'est mise à
tourner dès qu'il l'a posée. Le
balancier éblouit la pièce à un rythme régulier. Il
regarde un temps. Tout le monde regarde la pendule et
plisse les yeux.
Puis il passe à autre chose, répare et fabrique tout un tas
d'automates qu'il pose autour de lui à mesure qu'ils sont prêts. De
ses mains naissent des oiseaux chanteurs, certains qui volettent
autour de lui, des fleurs qui se dandinent à la lumière, un joueur
d'échec, un chien qui aboie, un arpenteur, une danseuse en tutu qui
marche sur les pointes, un ours qui applaudit, quelques voitures
filant à vive allure, un cheval qui trotte, une famille de
lapins qui se déplacent en bondissant, et des arbres, des
arbres-jouets qui verdissent, fleurissent, font des fruits, perdent
leurs feuilles, et reverdissent, des lampes de poche, une boite à
musique. Le voilà entouré de tous ces jouets qui lui font un
univers vivant, nombreux, lumineux et rythmé.
Aventureux, un oiseau
mécanique vient se poser dans les cheveux de la fille.