mardi 25 août 2020

A propos des langues

  Les langues sont des êtres organiques, elles grandissent, évoluent, se déploient, se déplacent à la manière des forêts, lentement à force de mourir et renaître et cherchant la fraîcheur, elles fleurissent, portent des fruits, dialoguent, tombent malades et se soignent ou meurent en ravalant cette vie obstinée et tenace de plus en plus profond, la poussant jusqu'aux racines qui courent souterraines, parcourent un territoire que nul n'imagine, léguant ainsi aux vivants à ses pieds le trésor de sa force et de son âge, jamais vraiment mortes en vérité mais se multipliant sans cesse, artistes, joueuses, discrètes et criantes à la fois, elles se manifestent en volutes ou éclosions, les langues, systèmes vivants dont nous sommes sources sans savoir pourquoi ni comment alors même qu'elles nous dépassent.

Rencontre

Son corps à elle est bien assis sur un tabouret à trois pieds. Si bien assis qu'il te semble que rien ne pourrait le faire s'en détacher, il te semble, comme vissé au fond du tabouret, et pourtant, qui te semble si souple et fluide et léger dans son immobilité même. Elle ne te quitte pas des yeux. Ses yeux sont petits et bleus, très pâles, la paupière haute tombe et repose tranquillement sur les cils et elle te regarde sans ciller avec cette sorte de bonté, d'accueil que tu ne comprends pas, cette absence d'étonnement. Tu crois avoir surgi de nulle part, tu croyais la surprendre et tu t'attendais, si vous parliez la même langue à lui raconter tes aventures pour le plaisir de surprendre mais elle n'a pas bougé de son tabouret et c'est comme si elle t'attendrait, comme s'il y avait déjà eu de la place pour toi auprès du feu et son regard se pose sur toi comme sur le fils parti chasser au matin et qui revient un peu avant l'heure de dîner, c'est comme ça qu'elle te regarde et pourtant elle comprend. Elle comprend que tu ne viens pas d'ici, elle comprend que tu ne parles pas sa langue, elle comprend que tu as faim et que tu voudrais te reposer alors elle te tend ce qu'elle a, ce pain plat et un peu dur que tu commences à connaître et de l'eau dans un bol en bois, tu la remercie, elle le sait. Elle continue de te regarder et ce regard-là ne te gêne pas. Il t'autorise à faire de même avec elle, et c'est là que la conversation s'engage. 

Parce qu'on se comprend même si chacun parle sa langue et qu'aucun des deux ne connait la langue de l'autre. On peut parler tout le nuit comme ça, parce que ce qui compte n'est pas l'enchainement des sons qui faisant sens compose la forme du mot, sa texture, le son qu'il émet en froissant l'air quand tu le fais sonner, sa coquille résonnante, c'est à présent quelque chose de beaucoup plus nu, c'est l'ensemble des émotions, des expériences et des souvenirs avec quoi tu as rempli ce mot.

Et maintenant elle aligne ses coquilles l'une après l'autre dans cette langue qui prend sa source loin au milieu du cou, à l'endroit même de la naissance du son, qui s'échappe en roulis et bouillonnements et à cela elle ne fait pas attention, absolument pas attention. 

Elle a l'habitude de ces coquilles-là et de leur musique, elle les entend tous les jours et toi qui voyages tu sais comme les plages sont différentes et les coquillages aussi, tu t'émerveilles encore d'un qui est plus rond, plus gros ou plus fin que ceux de ta Méditerranée mais tu sais qu'ils sont morts s'ils sont vides. Elle sait que tu ne reconnais pas ces coquilles, que leurs formes ou leur son n'ont pas de signification pour toi ce sont des curiosités mais tu fais vite de les laisser de côté, parce que tu ne peux rien en faire. Tu ne peux pas prétendre les remplir avec quelque chose qui viendrait de ton univers, non, tu sais comme ce serait vain. Ton roulis de grec de Marseille non plus, elle n'en fera rien. Et pourtant vous parler. Elle te parle, tu lui réponds. Et toi, passé l'instant d'étonnement tu fais comme elle, tu ne fais plus attention à ces coquilles, te voilà soudain face à la chose. Le sens tout pur, la bête à l'intérieur, unique et particulière, plus surprenante encore que toutes les coques que tu as jamais pu ramasser sur les plages et tu sais que jamais aucun échange que tu as eu jusqu'à maintenant ne fut plus profond, plus vrai que celui-là auprès du feu avec cette grand-mère et son regard immense, et ses mots étranges qui bouillonnent dans sa gorge.

Découvrir qu'on parle la langue du vivant avant celle des hommes. La langue des hommes avant n'importe quelle langue.


lundi 24 août 2020

Modification


Tu marches, et alors que tu marches une modification travaille en toi à mesure que les muscles travaillent. Tu te dépouilles, tu prends confiance dans la nature, dans les autres, dans ce qui te paraissait au début étrange, sauvage et dangereux, en toi-même quand tu portes ton corps et en ton corps qui te porte et qui à chaque pas t'assure qu'il est là et te rassure, car oui, il fait froid mais tu peux avoir froid, oui tu as faim mais tu peux tenir longtemps avec la faim. Modification du corps imperceptible d'abord, à peine perceptible mais toi-même tu ne te vois pas, tu ne vois pas ta peau comme elle se tanne battue de soleil de pluie et de vent comme un vieux cuir, tu ne vois pas tes cheveux qui recouvrent ta figure de cette sauvagerie couleur de feuilles mortes, tu ne vois pas comme tes yeux ont grandi à force de vouloir capter ce qui s'offre à eux ils percent les choses,  décidés une fois pour toutes à ce que plus rien ne leur échappe, ils n'ont plus cette lueur ironique que tu sentais toi-même dans ton regard et qui te faisait des ennemis, parce que plus rien ne t'agace, tu n'as pas de temps pour l'ironie, tu ne vois pas l'élégance rythmée de tes gestes déliés, tu ne vois pas la forme de ton corps débarrassé de ses mouvements inutiles que tu avais, de ce qui l'encombrais, tu l'encombrais, tu as vraiment cru qu'il n'était qu'un lieu de stockage où cacher tes excès, tes timidités, tes peines et une partie de tes regrets. Et puis pas à pas tu le libères sans presque t'en apercevoir ou plutôt, tu sens qu'il se libère lui-même d'une partie de toi et tu le regardes faire, d'un coin de l'oeil et sans presque tourner la tête pour qu'il ne sache pas que toi aussi tu sais. Il gardait tout ça pour toi parce qu'il avait cru comprendre que tu y tenais. Et maintenant que tu marches et que tu es occupé ailleurs il se débarrasse seulement parce que c'est lourd, il n'a plus d'énergie en réserve pour porter ce qui ne le porte pas. Tu laisses faire, tu souffles aussi. Exploration du corps en déploiement d'efforts, de muscles, d'articulations qui se découvrent. Exploration de chemins enfouis cachés sous les arbres. Ton regard porté sur les pierres les branches et flaques d'eau, les doigts frais de la rosée sur la peau de tes pieds dans tes sandales, ton regard sur la terre, ton corps devient lourd il se balance de droite à gauche avec cette élégance molle des ours silencieux. Ton regard tellement bas qu'à chaque fois que tu lèves les yeux tu es surpris, de la présence toute proche d'un lièvre ou d'un renard, tu connais l'animal mais tu n'en as jamais vu de si près, tu sens la forêt, ils te prennent pour l'un des leurs bien que d'une espèce qui évoque encore une confuse menace, ils ne savent plus d'où leur vient cette intuition, ils te regardent tête basse et griffes en terre, près à détaler, sentant vaguement que ta curiosité autorise la leur. Ami ou ennemi, tu te surprends dans la même position qu'eux, en plein mouvement la tête basse et les fixant du regard. L'instant se déploie. Un moindre craquement le brise. L'animal disparaît sous des feuilles.

Le rire des êtres vraiment libres

Il faut partir. Partir vraiment. Ne pas faire semblant de partir, ne pas essayer de partir, partir. Tout quitter, se détacher des liens des repères et des croyances de ces gens qui parfois te font du mal sans le savoir sans le vouloir c'est pas leur faute. 

C'est pas la tienne non plus. 

Pars, je veux dire accepte de ne jamais revenir. 

Approche-toi du bord les orteils tous bien appliqués sur la pierre en angle vertical et serrés jusqu'à ce que blanches les jointures apparaissent. 

Ne regarde pas en arrière ne te dis pas, pourquoi je fais ça. Qu'est-ce qu'il va se passer. Est-ce qu'on peut savoir. Qu'est-ce qu'on va en penser. 

 

Et puis au fond tu pourrais très bien rester, on est bien ici, ça serait plus simple de faire comme les autres, ceux que tu crois volontiers qu'ils ont pas d'histoire à raconter, qu'ils sont pas curieux, qu'ils ont une vie intérieure morne – ça t'arrange de le croire, tu te sens spécial – même si tu sais que c'est pas vrai, peu importe le vrai, le faux, question de point de vue, la vue, d'ailleurs, c'est à peine si tu la vois de là où tu es perché penché jusqu'à ce point limite, celui que les oiseaux affectionnent, celui où ils restent un quart de seconde immobiles avant de basculer sans ouvrir les ailes tout de suite on dirait ça les amuse de se faire peur et de sentir ce que ça fait de tomber comme une pierre. 

Tu pourrais rester là ou t'assoir sagement et regarder le ciel et la mer et les montagnes. 

Tu pourrais rentrer en ville et rejoindre les autres qui fourmillent dans les ruelles et les places publiques, leurs voix couvrent à grands éclats les notes des flûtistes qui habitent dans l'ombre, ils parlent fort en promenant leur habit brodé avec ce mouvement que certains ont vers l'arrière, comme de toujours vérifier qu'ils ont bien la colonne vertébrale déroulée droite, c'est ce qui fait la différence avec d'autres, d'ailleurs, c'est de se poser la questions. Un jour tu t'es surpris à l'avoir ce mouvement, en pleine conversation, là, vérifier que tu es au maximum de la hauteur que tu peux atteindre, est-ce qu'on t'avait fait un compliment, à ce moment-là ? Tu n'es pas insensible et tu t'es redressé comme ces hommes dont tu te moquais quand tu étais enfant – ferme les yeux avance-toi encore si tu veux, si ça te fait croire qu'il n'est plus temps de changer d'avis mais ça t'apportera rien. 

Il faut sauter, là. 

Il faut sauter.

Et pourtant tu es comme tous tu as une famille et copains tu es marié, et amoureux d'un regard et d'une manière souple de se déplacer sous les étoffes, mais c'est facile de tomber amoureux comme ça, ça n'empêche pas de partir.

Quand tu était enfant, tu sautais à pieds joints dans la mer, tu as bien sûr toujours envie de le faire mais pas chez toi, parce qu'il faut y garder une figure. Ni nulle part où tu as l'habitude de poser pied d'ailleurs, toujours pour la figure. Tu ne le fais plus, sauter pieds joints dans la mer d'une hauteur impossible toujours plus impossible, mais tu as gardé en toi ce goût du risque, ce plaisir de laisser entrer en toi une seconde la peur d'y aller, la peur du froid, la peur du choc, de la rupture, des blessures, de la mort peut-être, juste assez et pas longtemps, juste assez pour d'un coup jeter derrière soi tout ça comme tu as jeté le vêtement et les sandales, les laisser sur le caillou en amas mou et ramassé et partir quand même, le silence soudain qui rallonge le temps, qui n'est pas réel, juste un effet de la peur délicieuse qui t'inonde la tête et du vent dans les oreilles et jusqu'aux racines des cheveux et l'eau glaciale qui te rattrape qui te gobe qui te dévore et te fait croire que c'est fini, cette fois-ci c'est trop profond et tu la sens sur ton petit corps d'enfant tout nu, tu sais qu'elle te saisit avec ses mains de fer surtout les mains et les pieds et le cou et la tête toute la peau sur la tête qui se presse brutale et froide sur l'os du crâne.

Et ça va plus loin encore, plus profond. Mais déjà tu ralentis. 

Bientôt tu te rends compte que rien ne t'attache. 

Et tu peux à nouveau déployer tes bras et t'appuyer sur l'eau comme un oiseau sur l'épaisseur de l'air, comme sur une amie qui te mène à la surface et le premier souffle tu l'adores. Le premier souffle après, ça se confond avec éclat au rire des mouettes. Celui des êtres vraiment libres.

Des pigeons et des hommes

 
 Sortie de métro. Arrêt Vieux Port. Palais de la Bourse. Le cherchais tout justement et tout de même surprise de me trouver, tout d'un coup, devant : le corps de Pythéas haut perché et héroïsé par un sculpteur dix-neuvième siècle. Photo. Il est 9h34 du matin. Un jeune homme blond dort par terre, tête contre le mur du palais, avec sa chemise bleue impeccable et son pantalon noir, un bras sous la tête pour lui servir d'oreiller. Il tourne le dos à la foule et je guette, pour saisir, sous le tissu de la chemise, le mouvement d'une poitrine qui respire. Je ne la vois pas bougé ou peut-être c'est le vent. Un homme s'approche de lui et lui prend l'épaule. Il relève la tête. 
Je cherche.
Pythéas a deux visages. Son visage d'aventurier du palais de la Bourse, dur et déterminé, plisse à peine les yeux dans le vent qu'il prend de pleine face, qui plaque sur lui l'étoffe lourde qui le protège du froid. Et son visage de vieux barbu de la place de Lenche, là où s'étalait l'agora de la cité grecque – photo – qu'on pourrait confondre avec n'importe quel autre vieux barbu respectable Ulysse, Homère ou Poseidon. Une image de l'homme qui part, une de celui qui est revenu.
Je cherche.
Montée du Saint-Esprit qui serpente près d'un écrasant Hôtel Dieu Intercontinental. Des marches longues, murs à tags d'un côté, façades de maisons caillouteuses et ruelles artistes d'un autre. Côté tag, une phrase chante en noir "j'en ai laissé des plumes à t'aimer pendant des plombes".
Quartier du Panier. On peint les façades de fresques, de tags aux couleurs éclatantes. Les pigeons ne s'émeuvent pas des touristes. Les moineaux non plus, qui viennent picorer à même l'assiette. Les rues sont encombrées de plantes bariolées et farfelues, tropicales, sauvages.
Place de la Charité, calme ce soir. Seulement les voix des gens et des oiseaux et le bruit des voitures  sur le pavé. Les boutiques sont encore ouvertes. Elles exposent des chapeaux de pailles, sacs en tissu africain et robes légères qui battent les cuisses d'un mannequin sans tête. Banc sur la place. Fontaine sans eau, peuplée de pigeons qui vaquent à leurs affaires, certains en hauteur sur les bords de la fontaine en plein meeting politique avec les autres qui les regardent ou se désintéressent, ayant  mieux à faire, et ce couple, à l'écart, celui-là qui se rengorge et tourne autour de la belle, qui se tourne et se détourne et accélère et piquant l'espace vide devant elle, finit pas s'envoler, suivie de près par l'emplumé qui ne doute de rien, persuadé qu'elle le fuit pour lui plaire. Des pigeons ou des hommes... Les pigeons à Massalia, y en a, y en a pas, comment sont-ils ? Comme ici, ignorés, singeant les hommes ? apprivoisés, pigeons postaux ? mangés, pigeon en sauce ? lépreux, boitant sur des moignons de pattes roses, comme à Paris ? Paris, jardin des Tuileries, il y en a toujours un ou une qui en tient plusieurs, des pigeons, dans sa main ou sur sa tête et dont il parle la langue.
Penser un jour à écrire une histoire du pigeon.
Je cherche le théâtre. Je tourne longtemps autour de l'endroit où tous les indices s'accordent à dire qu'il est quelque part par là. Je ne vois qu'un espace creusé et circulaire où sont plantés des arbres et des immeubles. Je me dis ce serait l'emplacement idéal pour le théâtre que j'ai vu sur la maquette du musée du vieux port. Je compare plusieurs fois la carte de Marseille de l'office de tourisme et la maquette du musée que j'ai prise en photo sous tous les angles. Salvatrice, qui représente avec autant de justesse que possible la Massalia de Pythéas.
Les voitures circulent doucement. Elles sont habituées aux touristes perdus dans les hauteurs ou leurs pensées et qui ne regardent pas avant de traverser. 

Je cherche.
Place des Moulins, pas de moulin. Y avait-il un temple ici, si c'est celui d'Artémis d'Ephèse, avec la statue de la déesse aux mille mamelles, ou Apollon Delphinos ou d'Athéna Polias je me perds dans tout ça. Mais la place est dallée et ombragée de tilleuls et de robiniers, de platanes. Deux musiciens accordent leurs instruments sur un air dansant. Une femme blonde, lunettes de soleil et T-shirt noir clamant fort "Libérez-nous du mâle" fume en surveillant l'air morne ses deux yorkshires qui se courent après. Des enfants jouent dans une piscine gonflable d'un bleu plastique placée juste sous un jet d'eau. On entend leurs voix sous les accents de la flûte. Un gros homme traverse tranquillement la place, une pochette sous le bras, promenant sa chemise rouge à carreaux avec des airs de propriétaire. Un couple qui se tient la main en silence. Quatre femmes en robes et blouses à fleurs. Les musiciens s'arrêtent, fument et discutent. On prend des photos avec un smartphone rose à paillettes.
Je cherche le temple sous les fondations de l'église Saint Laurent - Artémis d'Ephèse, Apollon Delphinos, Athéna Polias... impossible de faire même le tour de l'église. Bon. Du haut de la butte Saint-Laurent, je prends la vue en photo. La mer est bleue encadrée de collines, de buissons et de pierres blanches.

De hasards et d'éblouissements

 Je cherche. Je ne sais pas pourquoi j'ai acheté ce livre à Londres qui parlait des Celtes, et dont je ne me rappelle plus le titre exact. Peut-être qu'il était bien écrit il me découvrait un monde dont je m'apercevais d'un coup que j'ignorais tout. Dont j'avais tout à apprendre. Je ne sais pas pourquoi après l'avoir lu j'ai regardé la bibliographie et j'ai vu ce nom, Pythéas - j'aime bien ce nom. Et se passionner subitement et peut-être seulement parce qu'on n'y connait rien et qu'arriver sur un territoire et n'en rien connaître et tout découvrir comme cela, sur le tas et sans méthode sans presque de chemin à suivre, où tout est à tracer, c'est comme partir en voyage avec seulement ses deux jambes et un petit sac, partir loin, avec une idée très vague de ce qu'on va découvrir. Au nord, toujours plus au nord, et après on verra.

Est-ce que je sais seulement où ira ce livre, aussi ? Pas trop.
Marseille, jardin des vestiges
Le regard du marcheur est comme celui du chercheur, du rêveur, de l'écriveur. Tout est à la fois étonnant, incompréhensible et indiscutablement là. Présent.
Ecrire est un voyage, écrire réveille et révèle, écrire stimule les sens et confère une présence au monde et à soi semblable à celle du marcheur, de la marcheuse qui porte son corps et sa fatigue dans un paysage dont les couleurs et la rudesse sont relevées par ce même corps fatigué, un rien douloureux, ces muscles qui tirent par endroits et la conscience ainsi s'étire, attirée qu'elle est à la fois par le corps dans l'effort et par le reste, tellement étrange et surprenant, du relief sous les pas, les cailloux dans les sandales, la couleur du ciel qu'on jurerait n'avoir jamais vu prendre une telle couleur, et les arbres longs et larges qui s'étalent sur le sol, et la couleur particulière des pierres et cette fleur outrancière et l'insecte, là, la forme des collines, la couleur d'un fleuve orageux, les maisons, les temples, les vêtements, la couleur des yeux parfois spectaculaires et bleus, verts pâles, couleur du fleuve et des forêts les matins d'hiver, leur franchise et la manière de sourire avec juste un coin de la bouche
Le soleil frappe la paroi de ce corps. Avec douceur et régularité. Il n'a de cesse de rappeler sa présence. Les yeux se plissent aussi. Quand a-t-on inventé les lunettes de soleil. S'habitue-t-on à l'éblouissement ?
Voyager ressemble à beaucoup d'actes quotidiens. Voyager c'est comme rêver, ou lire, ou écrire, c'est comme parler à des inconnus, c'est comme apprendre. C'est comme manger, dévorer, accorder à notre faim le plaisir de s'assouvir sans limite, sans que jamais ce soit assez, laisser grossir en nous l'ogre qui en veut toujours plus, aller au bout du chemin même quand il paraît qu'il n'y en a pas, qu'il n'y en a plus, que c'est fini, qu'il faudrait bien maintenant un jour où l'autre faire demi-tour, continuer jusqu'à ce que les glaces nous saisissent.