dimanche 29 novembre 2020

De l'amitié et des femmes qui ne veulent pas d'enfants

L'amitié implique un mouvement particulier de la pensée, souple et fluide. Il y a cette nécessité d'être ouvert et attentif, d'accorder nos esprits, d'accepter les états tels qu'ils sont, leur laisser la place de s'exprimer, et par cet étonnant pouvoir que possèdent deux âmes communicantes, de s'influencer l'une l'autre afin de tour à tour orienter l'esprit et la pensée vers ce qu'il a de plus heureux, sa vraie couleur, sa vraie démarche, sa manière unique de s'élancer. Le dialogue amical est comme l'improvisation à deux acteurs : personne ne sait où il va ni ce qu'il doit faire avant que l'un n'ébauche, au hasard, un premier mouvement, que l'autre s'empresse d'intégrer, d'accepter tout entier, de recevoir avec cette gratitude légère qui le mène lui aussi à poser un geste. Et c'est presque sans effort qu'une histoire se crée, que personne n'avait prévue à l'avance. Improviser c'est savoir dire "oui, et", ceci est aussi vrai de l'amitié. Cela n'empêche pas les amis de n'être pas d'accord. Exprimer son désaccord, c'est encore dire "oui, et", c'est offrir à l'autre le respect qui lui est dû en prenant en compte son point de vue ou sa sensibilité, ne pas la rejeter d'un bloc, mais faire l'effort d'examiner et de nuancer le propos, faire l'effort de com-prendre, prendre avec soi le regard de l'autre. Ainsi la pensée s'assouplit-elle dans l'effort constant, nourri d'amitié, d'aller vers l'autre. C'est cette fluidité des acteurs et des danseurs qui improvisent à plusieurs que l'amitié déclenche sans autre raison que celle, mystérieuse, que donne Montaigne dès les premières pages de ses Essais, "parce que c'était lui, parce que c'était moi". 

Toutes les amitiés sont uniques parce qu'elles sont composées de ces singularités étonnantes que sont les individus, ces mêmes singularités qui à la fois se renforcent et se dilatent dans l'échange. L'amitié est un voyage. Il y a de ces aventures immobiles qui valent la peine qu'on sorte un peu de son soi et de ses tracas, que tu sortes de toi ta petite âme resserrée dans son corps trop étroit, que tu remettes en question les principes que tu t'es forgés pour la sécurité, ou pour la paresse. Chaque aventure fait tomber des murs. Au théâtre comme à la danse on apprend à tomber, à tomber vraiment, à laisser tout le poids du corps basculer comme on se fracasserait en perdant connaissance. Pendant une seconde c'est le vertige. Et l'autre est là pour vous rattraper même au dernier moment, avec ce geste ferme et habile il ralentit d'abord la chute avant de l'immobiliser. L'amitié c'est savoir qu'on peut se laisser tomber, qu'il n'y a pas de risque à remettre en jeu toutes les croyances et les certitudes qui nous entourent, comme autant des murs qui font tenir la maison natale. Etre un ami c'est permettre à l'autre de sortir de soi-même en tissant autour de lui par respect, écoute et attention, une sécurité telle qu'elle ou il sera capable d'explorer suffisamment le monde et la pensée pour trouver son propre chemin. C'est l'ami qui nous assure la possibilité, et la liberté d'être autre chose que ce qu'on croit être. De voir plus loin que ne nous le permet notre champ de vision.

Je lisais un jour un petit ouvrage sur l'amitié écrit par Brian Mathé. Ses idées m'ont impressionnée. Il y avait parmi elles celle que l'amitié a longtemps été [considérée comme] réservée aux hommes. Aristote, Montaigne et même Nietzsche affirmaient avec plus ou moins de nuances que les femmes n'étaient pas capables d'amitié, "pas encore", précise Nietzsche, merci à lui. Montaigne : "leur âme ne semble pas assez ferme pour soutenir l'estreinte d'un noeud si pressé et si durable". Cela m'a toujours surprise de voir comment des penseurs aussi brillants, si profonds, si élégants peuvent se révéler tout à coup tellement obtus dès qu'il s'agit de femmes. Bref, de ce constat que fait Brian Mathé lui est venu l'idée de l'amitié féminine comme acte de résistance face à une société patriarcale, avec Thelma et Louise guidant l'avancée vers la reconquête du droit à l'amitié, c'est-à-dire à la liberté. L'amitié rend plus forte, elle permet d'aller plus loin, d'oser des choses qu'on n'aurait pas osées seules, de prendre du recul, de changer de point de vue, de questionner le monde et notre place dans celui-ci, de passer à l'acte avec cette assurance qu'on n'est pas seules, ce renforcement de nos choix poussé par le dialogue. L'amitié permet de combattre ces sentiments irrationnels qui nous clouent sur place, de prendre exemple, de mettre des mots sur nos violences et nos doutes et de les pulvériser à coups d'éclats de rire, de trouver la force de s'opposer aux injustices et aux oppressions, ou de simplement partir en voyage là où on n'aurait jamais pensé ou osé aller (ce qui peut être est une manière de s'opposer aux injustices et aux oppressions).

Alors me vient l'idée, en pensant à une amie qu'il me semble perdre entre les couches et les éternelles séances d'allaitement, que la maternité, bien que désirée et attendue, est pour les amies un moment critique, où la présence de l'enfant, son besoin infini d'amour et d'attention, sa dépendance complète vis-à-vis de sa mère, associés à la démultiplication des tâches et de la charge mentale et parfois à l'exercice d'un métier qu'on veut maintenir tant bien que mal, laisse peu de place aux échanges amicaux. D'ailleurs, ce débordement d'amour et cette interdépendance qui lient la mère à l'enfant font parfois que la mère se sent coupable de prêter attention à n'importe quel autre être que celui sorti tout frais, ou un peu moins, de son ventre. N'est-ce pas à ces moments de débordement précisément que l'amitié, reléguée au second plan, voire au troisième, est nécessaire, elle qui permettrait de sortir de son cocon et de ne pas perdre contact avec le monde, les autres, soi-même ? Elle qui donne forme à notre pensée et donne la force d'agir ? Elle qui d'un même mouvement donne sens et élimine nos frustrations ? Est-ce qu'on peut s'en passer ? Est-ce un caprice ou un luxe, que d'avoir encore du temps à consacrer à ses amies, comme de lire ou de regarder une série qui nous plaît ? Quelque chose auquel on n'a plus droit quand on est mère, et qui occupe les autres en attendant que leur tour vienne ?

Il me semble pourtant que c'est notre liberté qui est en jeu, notre force, notre voix.

Quand le temps des amies disparait à la naissance du premier enfant, ce n'est pas (tout à fait) une forme d'oppression extérieure (ou disons qu'elle est plus ou moins subtile en fonction des milieux...) : les jeunes mamans se chargent toutes seules de ces menues tâches qui s'accumulent. Peut-être il faut qu'elles apprennent à lâcher prise, mais arrêtons un peu de dicter leur conduite aux femmes et proposons par exemple que leurs hommes, qui perdent moins souvent leurs amis en devenant pères, prennent conscience de tout ce qu'elles accomplissent à la minute, et qu'à la demande ou de leur propre chef, ils prennent l'initiative de les décharger du poids des tâches, des to do lists et de ce qui en découle.

Et je me dis qu'il faut à une femme une force singulière pour préserver sa liberté au milieu de ce déchainement d'amour et d'obligations.

Et que pendant ce temps la lutte pour la reconquête du temps (temps pour les amies, temps pour refaire le monde et questionner ses codes, temps pour prendre de la distance, élaborer une pensée assez forte pour pousser à des actes hors cadre, temps pour lire, pour écrire, faire de la zumba, du théâtre, des puzzles, un jogging) est mise en pause au moment même où les femmes commencent à être prises au sérieux, n'ont pas peur de s'affirmer et de changer les choses. Les hommes savent depuis longtemps brandir comme une arme la fraternité, c'est ce qui leur permet d'aller à la guerre et de gagner des batailles. Il est grand temps que la sororité dont parle Mona Chollet dans Sorcières, soit au moins autant employée et défendue.

Alors me vient à l'idée qu'un gouvernement qui inscrit dans système patriarcal et conservateur souhaitera, et c'est bien naturel, garder la place dominante qui permet à certains de pouvoir lire librement, de penser, d'écrire de la philosophie, de "se consacrer à l'art", de briller en société, d'avoir des amis avec qui faire trois fois le tour du monde en trottinette, et moins à d'autres, quelle qu'en soit la raison, le moyen le plus sûr pour maintenir les choses en place, c'est d'interdire l'avortement. 

Les femmes qui ne veulent pas d'enfant, qui n'en ont pas, qui ne savent pas si elles en veulent, qui ont d'autres priorités, qui ont oublié d'en avoir tant leur vie était riche et mouvementée, sont celles qui, plus facilement solides dans leurs amitiés, sachant ce qu'elles aiment, ce qu'elles refusent, ce qu'elles veulent à force d'introspection et de rencontres, explorant le temps et l'espace par la possibilité d'entreprendre des voyages toujours plus grisants, initient pour leurs sœurs à de nouvelles manières d'habiter le monde et de s'y plaire.

Etre ami.e c'est s'accorder pour créer un monde nouveau. C'est maintenant qu'il faut rester ami.e.s. Etre ami.e c'est résister.



 

 A lire vraiment : Brian Mathé, Le prodige de l'amitié, éd. Transboréal, 2016 ;
et bien sûr : Mona Chollet, Sorcières : la puissance invaincue des femmes,
éd. La Découverte, 2018.


 


samedi 7 novembre 2020

Magies


 

Et tu multiplies les visées du soleil.

La mer enfle en suivant comme un monstre informe et amoureux la lune qui s'éloigne et s'approche. 

La mer est partout. Entre elle et le ciel grisâtre on ne voit pas la différence. Entre elle et le bateau qui remue, on ne voit plus qui est quoi. Entre elle et toi. Tu respires la mer, elle entre en toi en souffle froid. Elle te saisit par les doigts. 

Escale sur une terre à peine plus solide que la mer. Une végétation grise rampe au sol et se déploie, fine ascète et tenace. Par endroits elle s'allonge et s'épaissit en touffes d'ombres et de boursoufflures comme les ondes. Croyant pouvoir t'appuyer tu t'enfonces et te retires d'un coup comme si la terre t'avait menti. Tu n'oses en tester la profondeur. 


C'est bien autre chose qu'un poisson, cet être que vous suit depuis des heures avec cette persévérance des vrais curieux. Il tourne autour du navire et sort de l'eau un flan gris comme la mer, avec cet œil. Cet œil très petit, ce regard long et sérieux qui t'étudie. 

Les oiseaux vous suivent, ils rient, ils jouent, il vous font fête, avec le vent et les voiles et les mâts dont ils n'ont de cesse que d'en faire le tour, de tester tous les étages, les points de vue, la solidité, le mât tangue imprévisible dans le nuage, la voile s'agite, c'est encore un événement que la courte mémoire du goéland rend toujours plus festif.

Ton cœur danse au rythme des remous, il a appris à s'abandonner aux mouvements de la mer. Bientôt les certitudes de la terre le quittent. Tout est mouvement. Bientôt il oublie cette immobilité illusoire en laquelle il a toujours cru. 

Tu bricoles au hasard un dispositif pour cuire le poisson. La fumée s'efface dans la brume. Sa chair commence à craquer alors qu'il le feu brûle à peine.

Il y a même dans la houle des chemins qu'on ne découvre qu'avec d'autres sens que les yeux. 

Tu deviens autre. Habitant de l'Atlantique. A peine le vent te fait-il ciller, tu gardes les yeux toujours plissés, ta peau toujours humide se fripe comme un vêtement trop porté, le froid ne te fait plus trembler, tu t'es blessé sans t'en rendre compte et aucune de tes plaies ne cicatrise. Tu perds le compte des jours et des nuits. Des regards et des bruits suffisent à dépasser toute langue humaine. Tu parles la langue des oiseaux qui flottent mollement sur l'onde en attendant la levée du vent, tu deviens familier des gestes attentifs et joueurs des cétacés, du langage codé des étoiles, pendant les nuits calmes, tu laisses sans émoi s'agiter les génies du navire. 

L'idée d'un tour du monde

 

Carte du monde par Hécatée de Milet au VIè avec J.-C.

Et c'est comme ça que se découvre le monde, comme il est grand, mais ça devient précis, plus précis que grand en vérité, tu t'aperçois pour la première fois du temps qu'il faudrait pour en parcourir tous les chemins, en explorer tous les recoins pas seulement en faire le tour, parce qu'un tour de ce monde ce n'est rien, rien que tirer sur lui comme une corde, comme si tu voulais ceinturer un ballon sachant bien qu'au moindre mouvement il t'échapperait. Non pas le tour, mais tout, absolument tout voir, tout embrasser et alors que tu te rends compte du temps des mois des années et du nombre de vies qu'il te faudrait pour rien que la terre, non te l'attacher mais l'embrasser toute entière, une mélancolie enveloppe le navire qui glisse dans sa nuit calme et froide, les étoiles en rient et font des signes, des clignotements qui se répercutent du fond des cales dans les coins sombres. Dans les angles noirs du navire, la
nuit, quand il glisse, les génies s'agitent et pensent à jouer et toi tu penses, comme il est vaste ce monde et combien de temps pour en faire le tour, et combien pour le voir vraiment.

Des miroirs de glace molle

Tu cherchais le nord et t'y voilà. Ton reflet dans le miroir du nord, la taille véritable de ton être renvoyée minuscule dans un morceau de glace molle. Une diastole et une systole, tu l'entends chanter, la mer, chantourner une berceuse à n'en plus finir, tu l'entends gémir et c'est comme si elle avait peur tu la vois, la mer, froide et grave et fragile, tu touches ici un des organes vitaux de l'univers que tu surprends dans la pleine intimité de sa respiration nue. Armé d'un bâton et de quoi écrire, et d'une curiosité qui t'ôte toute prudence tu t'es lancé à l'assaut des secrets du monde que tu arpentes et mesures sans douter, ou à peine. En l'espace de quelques mois tu en vois le bout déjà. Et le voilà qui respire comme un animal fantastique et intelligent qui tolère tes excès et t'observe, du coin de l'oeil, sans rien changer de sa respiration lente. Ou à peine. Tu le vois qui respire et qui se déplace, parti désaxé, c'est ce qui le rend grouillant de ces petites vies à sa surface, en équilibre instable comme les toupies à la fin de leur mouvement. Tu le vois qui respire. La mer est son poumon, et toi toujours sceptique tu t'aperçois qu'un interdit est possible, que tu es à la limite d'un tabou, te voilà devant l'évidence d'une forme de dieu imparfait et fragile et puis lent, tellement confiant dans son immobilité soudaine alors que tu t'approches, maladroit dans ton petit bateau trapu. La glace flotte et se disloque. Tu le vois qui respire. Confiant et vulnérable dans sa beauté flasque. On entre dans un lieu où l'univers accepte de livrer à la vue des humains son poumon vivant et nu. Ces humains qui, par blague ou curiosité pourraient, de leurs mains chaudes, dissoudre ces milliards de miroirs, ces mêmes humains qui aplatissent des forêts entières comme des enfants gâtés, ces mêmes humains qui n'ont pas peur de moissonner des têtes humaines et les manipulent avec fierté, les recouvrent de feuilles d'or pour en faire des gobelets, ceux-là qui achètent d'autres humains dans des foires à esclaves et les revendent contre une amphore de vin, qui font spectacle d'un meurtre trois fois sanglant et justifient cette violence par un dieu qui ne remarque rien, ceux-là qui croient avoir plus de valeur que toute altérité, qui veulent toujours savoir ce qui se dérobe à leur vue comme si c'était un dû, qui veulent repousser les limites d'un monde fini.

En tout petit tu crois voir l'espace d'une seconde la tache de ton visage dans la glace mobile. Et tu
quittes le pont, tu entreprends de faire demi-tour avec soudain cette honte d'avoir posé les yeux sur un secret mal gardé, mais pour autant sacré, tu comprends le regard désapprobateur du camarade à qui tu étais parvenu, à force de gestes et de dessins dans la terre engourdie, à expliquer l'objet de ta quête. Il a bien voulu te vendre son bateau mais il est resté sur la rive, avec ce regard désolé des gens qui disent adieu. Il ne reverrait jamais son ami d'ailleurs avec ses yeux perçants et ses mots maladroits, ce fou qui venait du sud et parvenait à se faire embarquer sur n'importe quel rafiot avec ses richesses et son bâton pour mesurer les latitudes.