mercredi 30 décembre 2020

Figures en gris de payne

C'était à ce moment là où le ciel était si jaune qu'on aurait dit qu'il avait été peint exprès de cette couleur surnaturelle par un artiste qui refusait de se plier à la convention du bleu pour un ciel, c'était un jaune Sénégal non dilué dans l'eau, c'était tellement jaune que toutes les figures qui se détachaient alors de ce ciel ne pouvaient plus qu'être d'un brun vert qu'on ne peut qu'opposer au jaune dans ces cas-là, cette couleur sombre que tout trait, toute silhouette prend parce que le jaune est tellement écrasant que le reste s'assombrit et s'affine, comme des sculptures de Giacometti : un réverbère se tend sans romantisme, il est de ceux qui plus tard porteront la lumière du soir qu'à la fois ils protègent et diffusent en modestie, mais pour l'instant ses contours sont dévorés, il n'est plus qu'un trait maladroit tendu à la verticale, des arbres inquiets tremblent leurs doigts maigres dans la lumière, la lumière en absorbe les feuilles, on ne voit plus que leurs formes tourmentées qui s'élèvent de ces carrés de terre tirés à l'équerre au milieu de l'asphalte en bande grise, un gris de peine tendu fin et sans soin sur le bord de la toile, s'il en peignait les racines en transparence à travers le gris, l'artiste les aurait faites serrées et fragiles avec un pinceau très fin, tirées rassemblées vers le bas plutôt qu'étalées en surface, par manque de place au milieu de toutes les couches qui fondent le trottoir et la chaussée, s'il les avait peintes elles auraient dû déborder les limites de la toiles pour les rendre crédibles mais la toile a ses limites ; je m'en souviens, de ce ciel et de ce qu'il surplombait, l'univers sous le ciel, plus silencieux qu'une toile de lin, les oiseaux tus, le vent retenait son souffle, les voitures avançaient sur la pointe des pneus, les conducteurs sans s'en apercevoir tendaient les muscles alors qu'ils jouaient de l'accélérateur et de l'embrayage pour rendre leur passage aussi tranquille que possible, intimidés par le silence et la couleur, passer inaperçu sous ce ciel dément, les chats rentraient chez eux en rasant le sol et les murs avec leurs yeux jetés de tous côtés comme s'ils s'apprêtaient à fuir, le ciel dévorait l'espace, aplatissait les bâtiments alentour, rongeait les arbres et les réverbères et faisaient taire les animaux ; il n'y avait dans ce tableau qu'une seule figure humaine, debout bien droite, fine, noire et dévorée à la manière des arbres et du réverbère, qui semblait comme eux prise au piège de l'asphalte et jetait sa tête dans le jaune du ciel, sa tête disparaissait dans la lumière.

Giacometti, Femme debout

lundi 21 décembre 2020

Réparer dans le noir

La pièce n'est pas grande. Tout est sombre, les murs, le sol, le plafond. On dirait que trainent des objets au sol comme oubliés ou comme des décombres. Au centre il y a cette femme accroupie près d'une bassine en plastique rouge avec de l'eau à l'intérieur, elle frotte ses mains. Sur le mur de gauche un homme frappe et frappe encore, et quand il en a assez de frapper, il pousse, il appuie de tout son poids sur la paroi comme pour repousser le mur un peu plus loin de quelques millimètres comme si ça allait changer quelque chose, comme si c'était justement ces quelques millimètres-là qui lui manqueraient pour respirer. Et la femme au sol ne fait pas attention à lui, elle frotte et frotte jusqu'à ce que ses mains rougissent de l'eau qui les frotte et que la peau soit fine et se retire en de très minces lambeaux invisibles mais elle le sait, elle les sent qui la quittent enfin avec tout ce qu'ils ont ramassé de germes et d'odeurs, de sueurs, les tissus qu'ils ont touchés, les papiers les surfaces que les autres ont fleurés de leurs peaux, de leurs humanités trainantes et négligées, elle ne veut pas lever les yeux sinon elle verrait la fille poser un à un encore et encore ses doigts sur le carreau opaque, mais c'est propre à l'intérieur, ça n'a jamais été aussi propre, c'est le côté extérieur de la vitre qui est sale, forcément, et la fille murmure quelque chose, elle sait pas elle-même ce qu'elle murmure tandis que ses yeux sont perdus dans la crasse, pendant ce temps l'homme continue de frapper, il frappe à coups réguliers et avec sa grosse voix sortant de son gros corps maladroit, il crie tout un dictionnaire d'ordures qu'il aurait pu composer tranquillement, au lieu de ça vocifère et frappe, les deux autres ne réagissent pas c'est comme si elles avaient l'habitude et pianote sur le carreau et frotte ses mains rouges et de plus en plus menues des mains d'enfant, et de plus en plus fripées des mains de vieille, maintenant elle ralentit le geste alors que son visage serré se tord d'horreur, alors qu'elle s'aperçoit que l'eau dans laquelle elle frotte ses mains frêles est tellement souillée d'elle-même et que tout ce dont elle tente de se débarrasser reste prisonnier de la bassine rouge et secoué de ce mouvement de frottement, et tout cela revient se coller à ses mains sans défense et rougies ; elle retire ses mains de l'eau avec un geste engourdi, au moment où l'homme épuisé de frapper hurler pose doucement sa tête en sueur sur le mur qui n'a pas bougé, et souffle et souffle, le grondement de son souffle s'espace et devient peu à peu plus discret comme une musique de fond. La fille a déposé tous ses doigts sur le froid de la vitre opaque et, alertée par ce calme soudain, elle tourne la tête vers l'intérieur, l'eau qui clapote dans la bassine, la respiration lourde des corps fatigués, le masque d'horreur plaqué sur le visage de la femme, et par dessus cette musique légère de clapotis et de respiration on entend la voix, celle d'un enfant qu'on n'avait pas vu avant parce qu'il est très petit, assis dans un coin à droite. Il n’est pas si jeune mais c'est difficile à voir à cause de sa touffe de cheveux tellement énorme qu'elle lui cache la figure. Ses yeux sourient cachés derrière des lunettes épaisses, à ses pieds il y a tout un tas d'outils, des pinces, des clés à molette, des clés Allen, tournevis plats et cruciformes, un marteau très fin qu'il manie comme un pinceau, et des vis, des clous, des écrous et un crayon bleu sur un bout de papier très blanc sur le sol sombre, des planches et des morceaux de bois, des fils de fer, une scie d'enfant, tout un bric à brac de brocante avec des objets métalliques qui brillent à la lumière. Il n'a pas senti que les autres ont cessé leur manège, il continue son travail concentré et manipule avec habileté chacun des outils qui l'entoure. Il chantonne très doucement, penché sur un objet brillant qu'il pose à terre, puis tourne vers la lumière approche de ses yeux myopes en fronçant les sourcils derrière ses lunettes, échange un tournevis pour un autre, teste la taille, retire et replace des vis avec un air de connaisseur, tient à bout de doigts un objet très fin qu'il pose délicatement sur la feuille de papier blanche pour s'assurer de ne pas le perdre, change quelque chose et replace l'objet. Vis. Retourne l'objet et tourne une molette assez longtemps et sans rien perdre de sa concentration. Pose l'objet face à lui et l'observe. C'est une pendule avec un balancier rotatif. Elle s'est mise à tourner dès qu'il l'a posée. Le balancier éblouit la pièce à un rythme régulier. Il regarde un temps. Tout le monde regarde la pendule et plisse les yeux. Puis il passe à autre chose, répare et fabrique tout un tas d'automates qu'il pose autour de lui à mesure qu'ils sont prêts. De ses mains naissent des oiseaux chanteurs, certains qui volettent autour de lui, des fleurs qui se dandinent à la lumière, un joueur d'échec, un chien qui aboie, un arpenteur, une danseuse en tutu qui marche sur les pointes, un ours qui applaudit, quelques voitures filant à vive allure, un cheval qui trotte, une famille de lapins qui se déplacent en bondissant, et des arbres, des arbres-jouets qui verdissent, fleurissent, font des fruits, perdent leurs feuilles, et reverdissent, des lampes de poche, une boite à musique. Le voilà entouré de tous ces jouets qui lui font un univers vivant, nombreux, lumineux et rythmé. 

Aventureux, un oiseau mécanique vient se poser dans les cheveux de la fille.


samedi 12 décembre 2020

Un très petit geste d'immortalité

Chemin pierreux, herbes s'accrochent aux pieds du marcheur, vertes et jaunes par endroits. Pluie terrible et infatigable, comme un coureur de fond à petites foulées, gouttelettes fines et rapides comme des couteaux. Vent qui cisaille et la mer qu'on entend qu'on imagine avec des lames comme des montagnes, mais le chemin est tranquille. Personne alentour juste ce petit bonhomme marchant rapide tête enfouie, rétrécie, et muscles tendus comme pour s'assurer qu'elle prend le moins de place possible dans le vêtement pour éviter les coups de la pluie. S'avance avec ce pas comme celui d'un Parisien dans le métro frayant entre travailleurs pressés et les assauts de la misère. Froncement du regard, de celui qui croit savoir ou fait croire qu'il sait précisément où il va et pour quoi. Avec cette marche-là il déplie ce chemin de pierres noires et d'herbes longues qu'il n'a jamais foulé. La pluie l'accompagne et le vent le pousse comme pour jouer et puis il s'arrête. 

Il s'est arrêté tourné non pas vers le bout du chemin mais le côté des pierres.

Des pierres rondes et polies s'il se voyait lui-même il verrait ses muscles se détendre un à un d'abord le visage, les sourcils, la mâchoire, et le cou soudain qui se détend et se replace un peu plus haut, un peu plus en avant, il cligne des yeux et ça fait un bien fou cette seconde où il ferme les yeux, et puis le reste les épaules et les bras et les mains dans ses poches, le dos, le bas du dos, les jambes et les orteils dans les bottes ; bientôt il est accroupi face des constructions minuscules de pierres rondes et plates et polies les unes sur les autres comme des jouets d'enfant en équilibre et insensibles à la pluie ni au vent. Pierre sur pierre s'élèvent on dirait les toits d'un village miniature. Il s'assoit par terre sur le chemin humide et en arrêt il habitue ses yeux à ces architectures naïves et dérisoires, bancales bien que parfaitement stables, avec tout ce que l'étrangeté de leur présence organisée en ce lieu à chaque heure battu de vents et de pluie, et qui paraît désert ou du moins inhabitable, contient de sacré. Il oublie la pluie, le vent et toute l'humidité qui passe désormais à travers les fibres de ses vêtements. Il s'est assis, tout près du village de pierres. Tend le bras, ouvre les doigts, les referme sur une pierre presque ronde et très petite, froide et douce, il la tient quelques temps dans sa main, combien de temps ? elle se réchauffe au point de bientôt rendre la chaleur douce qu'il lui a donnée en la serrant dans sa main, il se penche sur la pyramide la plus proche, pas la plus haute ni la plus surprenante, lève le bras, la main tenant la pierre et dépose, très doucement, le caillou gris sur le dernier caillou gris de la pyramide. Dans un très petit geste d'immortalité et inoffensif. Un jour une Parisienne harassée passera sur ce même chemin et s'arrêtera. Elle posera une pierre presque ronde qu'elle aura chauffée dans sa main sur le haut de la même pyramide. Les oiseaux s'en servent de perchoir.

 

dimanche 6 décembre 2020

D'un point de vue grutier

Tâchons d'appréhender le monde d'un point de vue grutier ou quelque chose approchant à défaut de grue, mettons - 

que tu grimpes toujours plus haut sur ton arbre préféré, mais non. Parce que plus haut toujours plus haut, il n'empêche que l'entremêlement des feuilles et des branches ça rend difficile de bien voir. Imaginons ce que tu vois quand même, si tu n'es pas tout occupée de chercher le bon endroit pour poser ton pied suffisamment à plat pour ne pas tomber glisser ou alors si tu as trouvé un endroit où ton pied bien que placé à plat sur la branche dans un angle bizarre, en appui entre une branche maîtresse et le tronc, cet appui qui te confèrerait une certaine stabilité bien que toute relative, pour ce pied-là, tout du moins, et pour l'autre, si c'est à côté du premier, te voilà les deux pieds en appui côte à côte sur une branche maîtresse en un angle bizarre contre le tronc, et alors finalement ce ne sont plus seulement les pieds, mais tout le corps qui font un angle bizarre qu'il faut absolument corriger, puisqu'en cet angle on n' a pas le confort nécessaire pour apprécier, admirer, se délecter, philosopher ou disserter sur le point de vue du grutier.

Assieds-toi juste allons, assieds-toi doucement sur la branche maîtresse et pose d'un côté et de l'autre de la branche chacun de tes pieds sur une autre branche un peu plus basse de manière à ce que ça ne te gratte pas trop là où ça ne manquerait pas de gratter si tu n'appuyais pas tes pieds quelque part, et tu peux même ou à peu près s'il n'y a pas d'autre branche au dessus de ta tête poser ton dos ta tête sur le tronc dans une posture poétique et laisser le vent saisir les feuilles et te chatouiller le visage et les bras c'est un peu drôle, ça n'est pas encore tout à fait agaçant dans la mesure où, bien assise que tu es sur ta branche et ne perdant pas de vue ton objectif de compte rendu de point de vue façon grutier, tu te rends compte très vite qu'il n'y a rien à voir, vu qu'il y a trop de feuilles qui cachent la vue, que n'as-tu pas envisagé cet exercice en hiver ! mais enfin, il aurait fait trop froid, ho hisse, on se relève pied droit sur une branche, gauche sur une autre à peu près à la même hauteur si possible, en voilà une, mais elle est peut-être un peu éloignée de la première, qu'importe, te voilà les deux pieds bien écartés, flex sur deux branches maîtresses et le dos appuyé sur le tronc à jeter un bras décidé à l'assaut d'une de ces branchouilles des plus feuillues pour lui faire comprendre qu'il faudrait qu'elle s'écarte pour des besoins de contemplation romantique seulement voilà, ton bras est trop court et c'est épuisée que tu redescends de ton arbre perchée sans avoir pu méditer sur le point de vue du grutier.

vendredi 4 décembre 2020

Des palais minuscules - en poussant les lignes

photographie, Max Habich
Photographie : Max Habich
La mer rejette sur le sable presque noir des blocs de glace polis comme des galets et de formes féériques, fins comme des palais destinés aux minuscules habitants de ce pays de glaces. Des trésors qu'on ne peut pas toucher, au risque de les détruire. De ceux qu'on ne peut emporter, qui préfèrent se transformer en eau plutôt que d'appartenir à quelqu'un, semblable en cela à tous ceux que les dieux maladroits et concupiscents perdaient à trop vouloir posséder. 

Pays de glace et de sable gris. Tu enfonces l'un après l'autre tes pieds dans le sable et le glissement, le crissement de tes pieds dans le sable te rappelle celui où tu as joué si longtemps dans ton enfance. Avec juste cette sensation-là c'est le même sable. Cela pourrait être la même plage. A part la couleur, et tu ne peux pas fermer les yeux même si l'envie te ronge de t'allonger quelque part et de dormir. C'est comme si tout était recouvert d'un voile de peinture transparent et légèrement bleuté. A part le vent glacial qui balaye, souffle impérieux venu du milieu des mers. Est-ce qu'enfin elle est atteinte, cette limite ? celle où quelque chose qui s'apparenterait aux dieux des mers et du vent et du soleil cesseraient de cautionner ce voyage en posant, un a un, barrage après barrage : soleil froid et effrayant qui jamais ne repose, fixant de son œil unique et blanc le moindre de tes mouvements et souriant de ton désarroi chaque fois que tu recomptes les heures et que tu penses au ciel de ta terre natale ; vent brutal et incessant jeté vers l'horizon comme pour dégager du sol le moindre être à la peau tendre et mal enraciné, ce vent que seuls de véritables géants de pierre semblent à même de combattre, debout très droits ; la pluie fouette le corps mais il a appris à la prendre, ce corps, en la laissant infléchir sa trajectoire, juste un peu et juste assez pour éviter la confrontation directe ; comme les pierres le froid a grisé ce corps, il en a resserré tous les pores et cette petite masse solide et froide dans l'immensité hostile n'a pas de peine à traverser, les pieds enfoncés dans les bottes, les bottes dans le sable, cette plage d'un autre monde. Est-ce qu'enfin nous voici arrivés à ce point limite ? Celui qu'on ne peut franchir qu'en jetant au vent sa peau d'homme, sa pensée, ses croyances, ses préjugés, ses certitudes, celui où s'ouvre un pays que seuls les animaux ont le droit de parcourir, royaume de bêtes, de plantes et de roches.

Ici il semble que rien ne pousse, rien sauf peut-être cette herbe épaisse gorgée d'eau froide qui apparaît à force de s'aventurer loin de la mer, et la nature est tranquille, parce que rien ne la blesse. Tout ce qui y vit ne comprend que la pluie battante, le vent violent, et ces étonnants cycles de lumière et d'ombre. La nature est tranquille elle danse avec le vent, la pluie et les acrobaties du soleil. Elle est tranquille, elle l'était du moins avant qu'un très petit humain ou presque y pose le pied. Il se demande si les choses existent encore quand personne ne les voit, et comment elles existent. Les oies grises qui ont guidé le bateau sur ces terres s'entendent en un concert de rires comme si la blague était bonne et maintenant, tu fais quoi, maintenant que t'es là, bateau trapu, humain perdu, est-ce que t'es content ? Le soleil opiniâtre et goguenard reste attaché à la crête des montagnes et s'élevant à peine alors qu'ailleurs c'est le zénith, descendant à peine, se cacher derrière les parois de roche, mais ses rayons continuent de jeter des traits de tout côté, là derrière. Il ne se couchera pas. 

Le visage fermé à ce moment où la pluie a cessé et où les nuages tout d'un coup légers se sont vus dégagés par un coup du vent, l'homme s'est hissé sur le sommet d'un rocher, il y plante son bâton, relève studieusement les données qui lui permettent de calculer la latitude.

Si tu étais parti plus tard dans l'année, tu serais venu dans la nuit. Quelle paix alors, peut-être. Et si tu attendais quelques mois pour voir la nuit ?


dimanche 29 novembre 2020

De l'amitié et des femmes qui ne veulent pas d'enfants

L'amitié implique un mouvement particulier de la pensée, souple et fluide. Il y a cette nécessité d'être ouvert et attentif, d'accorder nos esprits, d'accepter les états tels qu'ils sont, leur laisser la place de s'exprimer, et par cet étonnant pouvoir que possèdent deux âmes communicantes, de s'influencer l'une l'autre afin de tour à tour orienter l'esprit et la pensée vers ce qu'il a de plus heureux, sa vraie couleur, sa vraie démarche, sa manière unique de s'élancer. Le dialogue amical est comme l'improvisation à deux acteurs : personne ne sait où il va ni ce qu'il doit faire avant que l'un n'ébauche, au hasard, un premier mouvement, que l'autre s'empresse d'intégrer, d'accepter tout entier, de recevoir avec cette gratitude légère qui le mène lui aussi à poser un geste. Et c'est presque sans effort qu'une histoire se crée, que personne n'avait prévue à l'avance. Improviser c'est savoir dire "oui, et", ceci est aussi vrai de l'amitié. Cela n'empêche pas les amis de n'être pas d'accord. Exprimer son désaccord, c'est encore dire "oui, et", c'est offrir à l'autre le respect qui lui est dû en prenant en compte son point de vue ou sa sensibilité, ne pas la rejeter d'un bloc, mais faire l'effort d'examiner et de nuancer le propos, faire l'effort de com-prendre, prendre avec soi le regard de l'autre. Ainsi la pensée s'assouplit-elle dans l'effort constant, nourri d'amitié, d'aller vers l'autre. C'est cette fluidité des acteurs et des danseurs qui improvisent à plusieurs que l'amitié déclenche sans autre raison que celle, mystérieuse, que donne Montaigne dès les premières pages de ses Essais, "parce que c'était lui, parce que c'était moi". 

Toutes les amitiés sont uniques parce qu'elles sont composées de ces singularités étonnantes que sont les individus, ces mêmes singularités qui à la fois se renforcent et se dilatent dans l'échange. L'amitié est un voyage. Il y a de ces aventures immobiles qui valent la peine qu'on sorte un peu de son soi et de ses tracas, que tu sortes de toi ta petite âme resserrée dans son corps trop étroit, que tu remettes en question les principes que tu t'es forgés pour la sécurité, ou pour la paresse. Chaque aventure fait tomber des murs. Au théâtre comme à la danse on apprend à tomber, à tomber vraiment, à laisser tout le poids du corps basculer comme on se fracasserait en perdant connaissance. Pendant une seconde c'est le vertige. Et l'autre est là pour vous rattraper même au dernier moment, avec ce geste ferme et habile il ralentit d'abord la chute avant de l'immobiliser. L'amitié c'est savoir qu'on peut se laisser tomber, qu'il n'y a pas de risque à remettre en jeu toutes les croyances et les certitudes qui nous entourent, comme autant des murs qui font tenir la maison natale. Etre un ami c'est permettre à l'autre de sortir de soi-même en tissant autour de lui par respect, écoute et attention, une sécurité telle qu'elle ou il sera capable d'explorer suffisamment le monde et la pensée pour trouver son propre chemin. C'est l'ami qui nous assure la possibilité, et la liberté d'être autre chose que ce qu'on croit être. De voir plus loin que ne nous le permet notre champ de vision.

Je lisais un jour un petit ouvrage sur l'amitié écrit par Brian Mathé. Ses idées m'ont impressionnée. Il y avait parmi elles celle que l'amitié a longtemps été [considérée comme] réservée aux hommes. Aristote, Montaigne et même Nietzsche affirmaient avec plus ou moins de nuances que les femmes n'étaient pas capables d'amitié, "pas encore", précise Nietzsche, merci à lui. Montaigne : "leur âme ne semble pas assez ferme pour soutenir l'estreinte d'un noeud si pressé et si durable". Cela m'a toujours surprise de voir comment des penseurs aussi brillants, si profonds, si élégants peuvent se révéler tout à coup tellement obtus dès qu'il s'agit de femmes. Bref, de ce constat que fait Brian Mathé lui est venu l'idée de l'amitié féminine comme acte de résistance face à une société patriarcale, avec Thelma et Louise guidant l'avancée vers la reconquête du droit à l'amitié, c'est-à-dire à la liberté. L'amitié rend plus forte, elle permet d'aller plus loin, d'oser des choses qu'on n'aurait pas osées seules, de prendre du recul, de changer de point de vue, de questionner le monde et notre place dans celui-ci, de passer à l'acte avec cette assurance qu'on n'est pas seules, ce renforcement de nos choix poussé par le dialogue. L'amitié permet de combattre ces sentiments irrationnels qui nous clouent sur place, de prendre exemple, de mettre des mots sur nos violences et nos doutes et de les pulvériser à coups d'éclats de rire, de trouver la force de s'opposer aux injustices et aux oppressions, ou de simplement partir en voyage là où on n'aurait jamais pensé ou osé aller (ce qui peut être est une manière de s'opposer aux injustices et aux oppressions).

Alors me vient l'idée, en pensant à une amie qu'il me semble perdre entre les couches et les éternelles séances d'allaitement, que la maternité, bien que désirée et attendue, est pour les amies un moment critique, où la présence de l'enfant, son besoin infini d'amour et d'attention, sa dépendance complète vis-à-vis de sa mère, associés à la démultiplication des tâches et de la charge mentale et parfois à l'exercice d'un métier qu'on veut maintenir tant bien que mal, laisse peu de place aux échanges amicaux. D'ailleurs, ce débordement d'amour et cette interdépendance qui lient la mère à l'enfant font parfois que la mère se sent coupable de prêter attention à n'importe quel autre être que celui sorti tout frais, ou un peu moins, de son ventre. N'est-ce pas à ces moments de débordement précisément que l'amitié, reléguée au second plan, voire au troisième, est nécessaire, elle qui permettrait de sortir de son cocon et de ne pas perdre contact avec le monde, les autres, soi-même ? Elle qui donne forme à notre pensée et donne la force d'agir ? Elle qui d'un même mouvement donne sens et élimine nos frustrations ? Est-ce qu'on peut s'en passer ? Est-ce un caprice ou un luxe, que d'avoir encore du temps à consacrer à ses amies, comme de lire ou de regarder une série qui nous plaît ? Quelque chose auquel on n'a plus droit quand on est mère, et qui occupe les autres en attendant que leur tour vienne ?

Il me semble pourtant que c'est notre liberté qui est en jeu, notre force, notre voix.

Quand le temps des amies disparait à la naissance du premier enfant, ce n'est pas (tout à fait) une forme d'oppression extérieure (ou disons qu'elle est plus ou moins subtile en fonction des milieux...) : les jeunes mamans se chargent toutes seules de ces menues tâches qui s'accumulent. Peut-être il faut qu'elles apprennent à lâcher prise, mais arrêtons un peu de dicter leur conduite aux femmes et proposons par exemple que leurs hommes, qui perdent moins souvent leurs amis en devenant pères, prennent conscience de tout ce qu'elles accomplissent à la minute, et qu'à la demande ou de leur propre chef, ils prennent l'initiative de les décharger du poids des tâches, des to do lists et de ce qui en découle.

Et je me dis qu'il faut à une femme une force singulière pour préserver sa liberté au milieu de ce déchainement d'amour et d'obligations.

Et que pendant ce temps la lutte pour la reconquête du temps (temps pour les amies, temps pour refaire le monde et questionner ses codes, temps pour prendre de la distance, élaborer une pensée assez forte pour pousser à des actes hors cadre, temps pour lire, pour écrire, faire de la zumba, du théâtre, des puzzles, un jogging) est mise en pause au moment même où les femmes commencent à être prises au sérieux, n'ont pas peur de s'affirmer et de changer les choses. Les hommes savent depuis longtemps brandir comme une arme la fraternité, c'est ce qui leur permet d'aller à la guerre et de gagner des batailles. Il est grand temps que la sororité dont parle Mona Chollet dans Sorcières, soit au moins autant employée et défendue.

Alors me vient à l'idée qu'un gouvernement qui inscrit dans système patriarcal et conservateur souhaitera, et c'est bien naturel, garder la place dominante qui permet à certains de pouvoir lire librement, de penser, d'écrire de la philosophie, de "se consacrer à l'art", de briller en société, d'avoir des amis avec qui faire trois fois le tour du monde en trottinette, et moins à d'autres, quelle qu'en soit la raison, le moyen le plus sûr pour maintenir les choses en place, c'est d'interdire l'avortement. 

Les femmes qui ne veulent pas d'enfant, qui n'en ont pas, qui ne savent pas si elles en veulent, qui ont d'autres priorités, qui ont oublié d'en avoir tant leur vie était riche et mouvementée, sont celles qui, plus facilement solides dans leurs amitiés, sachant ce qu'elles aiment, ce qu'elles refusent, ce qu'elles veulent à force d'introspection et de rencontres, explorant le temps et l'espace par la possibilité d'entreprendre des voyages toujours plus grisants, initient pour leurs sœurs à de nouvelles manières d'habiter le monde et de s'y plaire.

Etre ami.e c'est s'accorder pour créer un monde nouveau. C'est maintenant qu'il faut rester ami.e.s. Etre ami.e c'est résister.



 

 A lire vraiment : Brian Mathé, Le prodige de l'amitié, éd. Transboréal, 2016 ;
et bien sûr : Mona Chollet, Sorcières : la puissance invaincue des femmes,
éd. La Découverte, 2018.


 


samedi 7 novembre 2020

Magies


 

Et tu multiplies les visées du soleil.

La mer enfle en suivant comme un monstre informe et amoureux la lune qui s'éloigne et s'approche. 

La mer est partout. Entre elle et le ciel grisâtre on ne voit pas la différence. Entre elle et le bateau qui remue, on ne voit plus qui est quoi. Entre elle et toi. Tu respires la mer, elle entre en toi en souffle froid. Elle te saisit par les doigts. 

Escale sur une terre à peine plus solide que la mer. Une végétation grise rampe au sol et se déploie, fine ascète et tenace. Par endroits elle s'allonge et s'épaissit en touffes d'ombres et de boursoufflures comme les ondes. Croyant pouvoir t'appuyer tu t'enfonces et te retires d'un coup comme si la terre t'avait menti. Tu n'oses en tester la profondeur. 


C'est bien autre chose qu'un poisson, cet être que vous suit depuis des heures avec cette persévérance des vrais curieux. Il tourne autour du navire et sort de l'eau un flan gris comme la mer, avec cet œil. Cet œil très petit, ce regard long et sérieux qui t'étudie. 

Les oiseaux vous suivent, ils rient, ils jouent, il vous font fête, avec le vent et les voiles et les mâts dont ils n'ont de cesse que d'en faire le tour, de tester tous les étages, les points de vue, la solidité, le mât tangue imprévisible dans le nuage, la voile s'agite, c'est encore un événement que la courte mémoire du goéland rend toujours plus festif.

Ton cœur danse au rythme des remous, il a appris à s'abandonner aux mouvements de la mer. Bientôt les certitudes de la terre le quittent. Tout est mouvement. Bientôt il oublie cette immobilité illusoire en laquelle il a toujours cru. 

Tu bricoles au hasard un dispositif pour cuire le poisson. La fumée s'efface dans la brume. Sa chair commence à craquer alors qu'il le feu brûle à peine.

Il y a même dans la houle des chemins qu'on ne découvre qu'avec d'autres sens que les yeux. 

Tu deviens autre. Habitant de l'Atlantique. A peine le vent te fait-il ciller, tu gardes les yeux toujours plissés, ta peau toujours humide se fripe comme un vêtement trop porté, le froid ne te fait plus trembler, tu t'es blessé sans t'en rendre compte et aucune de tes plaies ne cicatrise. Tu perds le compte des jours et des nuits. Des regards et des bruits suffisent à dépasser toute langue humaine. Tu parles la langue des oiseaux qui flottent mollement sur l'onde en attendant la levée du vent, tu deviens familier des gestes attentifs et joueurs des cétacés, du langage codé des étoiles, pendant les nuits calmes, tu laisses sans émoi s'agiter les génies du navire. 

L'idée d'un tour du monde

 

Carte du monde par Hécatée de Milet au VIè avec J.-C.

Et c'est comme ça que se découvre le monde, comme il est grand, mais ça devient précis, plus précis que grand en vérité, tu t'aperçois pour la première fois du temps qu'il faudrait pour en parcourir tous les chemins, en explorer tous les recoins pas seulement en faire le tour, parce qu'un tour de ce monde ce n'est rien, rien que tirer sur lui comme une corde, comme si tu voulais ceinturer un ballon sachant bien qu'au moindre mouvement il t'échapperait. Non pas le tour, mais tout, absolument tout voir, tout embrasser et alors que tu te rends compte du temps des mois des années et du nombre de vies qu'il te faudrait pour rien que la terre, non te l'attacher mais l'embrasser toute entière, une mélancolie enveloppe le navire qui glisse dans sa nuit calme et froide, les étoiles en rient et font des signes, des clignotements qui se répercutent du fond des cales dans les coins sombres. Dans les angles noirs du navire, la
nuit, quand il glisse, les génies s'agitent et pensent à jouer et toi tu penses, comme il est vaste ce monde et combien de temps pour en faire le tour, et combien pour le voir vraiment.

Des miroirs de glace molle

Tu cherchais le nord et t'y voilà. Ton reflet dans le miroir du nord, la taille véritable de ton être renvoyée minuscule dans un morceau de glace molle. Une diastole et une systole, tu l'entends chanter, la mer, chantourner une berceuse à n'en plus finir, tu l'entends gémir et c'est comme si elle avait peur tu la vois, la mer, froide et grave et fragile, tu touches ici un des organes vitaux de l'univers que tu surprends dans la pleine intimité de sa respiration nue. Armé d'un bâton et de quoi écrire, et d'une curiosité qui t'ôte toute prudence tu t'es lancé à l'assaut des secrets du monde que tu arpentes et mesures sans douter, ou à peine. En l'espace de quelques mois tu en vois le bout déjà. Et le voilà qui respire comme un animal fantastique et intelligent qui tolère tes excès et t'observe, du coin de l'oeil, sans rien changer de sa respiration lente. Ou à peine. Tu le vois qui respire et qui se déplace, parti désaxé, c'est ce qui le rend grouillant de ces petites vies à sa surface, en équilibre instable comme les toupies à la fin de leur mouvement. Tu le vois qui respire. La mer est son poumon, et toi toujours sceptique tu t'aperçois qu'un interdit est possible, que tu es à la limite d'un tabou, te voilà devant l'évidence d'une forme de dieu imparfait et fragile et puis lent, tellement confiant dans son immobilité soudaine alors que tu t'approches, maladroit dans ton petit bateau trapu. La glace flotte et se disloque. Tu le vois qui respire. Confiant et vulnérable dans sa beauté flasque. On entre dans un lieu où l'univers accepte de livrer à la vue des humains son poumon vivant et nu. Ces humains qui, par blague ou curiosité pourraient, de leurs mains chaudes, dissoudre ces milliards de miroirs, ces mêmes humains qui aplatissent des forêts entières comme des enfants gâtés, ces mêmes humains qui n'ont pas peur de moissonner des têtes humaines et les manipulent avec fierté, les recouvrent de feuilles d'or pour en faire des gobelets, ceux-là qui achètent d'autres humains dans des foires à esclaves et les revendent contre une amphore de vin, qui font spectacle d'un meurtre trois fois sanglant et justifient cette violence par un dieu qui ne remarque rien, ceux-là qui croient avoir plus de valeur que toute altérité, qui veulent toujours savoir ce qui se dérobe à leur vue comme si c'était un dû, qui veulent repousser les limites d'un monde fini.

En tout petit tu crois voir l'espace d'une seconde la tache de ton visage dans la glace mobile. Et tu
quittes le pont, tu entreprends de faire demi-tour avec soudain cette honte d'avoir posé les yeux sur un secret mal gardé, mais pour autant sacré, tu comprends le regard désapprobateur du camarade à qui tu étais parvenu, à force de gestes et de dessins dans la terre engourdie, à expliquer l'objet de ta quête. Il a bien voulu te vendre son bateau mais il est resté sur la rive, avec ce regard désolé des gens qui disent adieu. Il ne reverrait jamais son ami d'ailleurs avec ses yeux perçants et ses mots maladroits, ce fou qui venait du sud et parvenait à se faire embarquer sur n'importe quel rafiot avec ses richesses et son bâton pour mesurer les latitudes.

mercredi 21 octobre 2020

Chercher le nord

Tu cherches le nord. Te voilà encore assis sur un rocher à mesurer la longueur de l'ombre que dessine le soleil au sol, et à noter l'instant auquel il se couche.

Le continent hyperboréen, par Mercator en 1595

Tu cherches le nord toutes les nuits en scrutant les étoiles derrière des nuages de plus en plus épais par un temps de plus en plus humide et froid, tu serres encore un peu plus les pans de ta cape de laine bouillie autour de toi, celle qu'un homme d'un village t'a tendue très simplement, avec des bottes, jetant un œil amusé à ta tunique et à tes sandales grecques tellement ridicules, dans ces contrées. Tu vas chercher dans ta poche une petite bague en verre rouge, de celles que tu gardes pour les échanger au cas où, il fait mine de refuser puis la saisit d'un geste gourmand. Tu souris tant que tu sais qu'il ne te regarde pas.

Tu cherches le nord, il fait toujours froid, toujours plus froid, des oiseaux immenses et gris commencent à jouer autour des mâts, tu apprends quelques mots avec les autres matelots, ça les fait rire, c'est ton accent qui les fait rire ou peut-être ils te font répéter des phrases obscènes parce que c'est drôle, tu te prêtes au jeu gaiment, faisant rouler dans ta bouche ces syllabes hyperboréennes, et pendant qu'il fait froid sur le pont et que tu joues au dés avec ces habitants des glaces, brutaux, saouls, joyeux, tu penses à la croyance qu'on a en Grèce selon laquelle Apollon himself passerait ses hivers sous ces latitudes. Tu reprends une gorgée d'un hydromel fadasse. Héphaïstos à la rigueur, et pas qu'une saison, excédé qu'il doit être des délicatesses ampoulées de l'Olympe, mais Apollon, jubilant dans la nuit éternelle de ce pays de roches et de broussailles ! Peu importe. Tu préfères les maths aux mythes. 

Tu sais déjà, tu mesures tous les jours la course du soleil, un jour viendra où il ne se couchera pas. En hiver, tu sais qu'il finit par ne plus se lever pendant de longs mois.

Et ces hommes, qui croient-ils qui séjourne au-delà des glaces ? D'où vient ce besoin de dieux et d'histoires ?

Tu cherches le nord mais tu le sais diffus et relatif. Aucune étoile n'indique vraiment le nord. Quand même, tu te diriges encore plus vers le nord. Ton nord, peut-être, c'est ton nord que tu cherches, qu'est-ce que tu cherches ? l'expérience de la rondeur de la terre et de sa finitude, le moment où le soleil ne se couche plus, tu cherches à voir la forme que prend la vie à cet endroit limite où le temps bascule, où tout se concentre d'un coup, une année se confond avec un jour, une saison de soleil, une autre de nuit et on recommence. Tu cherches à voir quelles étoiles sont visibles au milieu des glaces, tu veux savoir si c'est vrai que la mer gèle et comment.

Le navire progresse, il est petit et trapu, celui-là comme ces nains qu'on imagine vivre sous les terres gelées, il avance lentement, porté par un vent humide qui souffle sur ses voiles en peau de bête. Les oiseaux continuent de s'envoler encore plus au nord, tu suivras les oiseaux au delà des voies qu'empruntent les navigateurs, tu suivras les oiseaux jusqu'au bord de la glace, il n'y a pas d'humain par là, disent-ils, seulement des oiseaux et des baleines et ils enchainent des mouvements de refus pour signifier qu'ils ne t'accompagneront pas et que poursuivre le voyage c'est de la folie, même à cette période de l'année où le soleil veille comme un phare sans jamais baisser la garde, tu suivras les oiseaux jusqu'au bord de la glace.

Disposés côtes à côtes comme les pièces d'un puzzle géant qui se font face, les morceaux de la mer qui gèle. Un monde en miettes. Flottent comme des méduses inanimées, comme si toutes les morts de la mer s'étaient rassemblées molles et inertes en ce point précis et pourtant.

Et pourtant on l'entend qui respire, la mer, les glaces au rythme de diastoles et de systoles se rapprochent et s'éloignent comme les morceaux d'un poumon qui se dilate et se vide, tu l'entends qui respire et tu vois, par éclair, au milieu d'un mouvement, ton visage tout petit apparaitre dans la glace.

mardi 25 août 2020

A propos des langues

  Les langues sont des êtres organiques, elles grandissent, évoluent, se déploient, se déplacent à la manière des forêts, lentement à force de mourir et renaître et cherchant la fraîcheur, elles fleurissent, portent des fruits, dialoguent, tombent malades et se soignent ou meurent en ravalant cette vie obstinée et tenace de plus en plus profond, la poussant jusqu'aux racines qui courent souterraines, parcourent un territoire que nul n'imagine, léguant ainsi aux vivants à ses pieds le trésor de sa force et de son âge, jamais vraiment mortes en vérité mais se multipliant sans cesse, artistes, joueuses, discrètes et criantes à la fois, elles se manifestent en volutes ou éclosions, les langues, systèmes vivants dont nous sommes sources sans savoir pourquoi ni comment alors même qu'elles nous dépassent.

Rencontre

Son corps à elle est bien assis sur un tabouret à trois pieds. Si bien assis qu'il te semble que rien ne pourrait le faire s'en détacher, il te semble, comme vissé au fond du tabouret, et pourtant, qui te semble si souple et fluide et léger dans son immobilité même. Elle ne te quitte pas des yeux. Ses yeux sont petits et bleus, très pâles, la paupière haute tombe et repose tranquillement sur les cils et elle te regarde sans ciller avec cette sorte de bonté, d'accueil que tu ne comprends pas, cette absence d'étonnement. Tu crois avoir surgi de nulle part, tu croyais la surprendre et tu t'attendais, si vous parliez la même langue à lui raconter tes aventures pour le plaisir de surprendre mais elle n'a pas bougé de son tabouret et c'est comme si elle t'attendrait, comme s'il y avait déjà eu de la place pour toi auprès du feu et son regard se pose sur toi comme sur le fils parti chasser au matin et qui revient un peu avant l'heure de dîner, c'est comme ça qu'elle te regarde et pourtant elle comprend. Elle comprend que tu ne viens pas d'ici, elle comprend que tu ne parles pas sa langue, elle comprend que tu as faim et que tu voudrais te reposer alors elle te tend ce qu'elle a, ce pain plat et un peu dur que tu commences à connaître et de l'eau dans un bol en bois, tu la remercie, elle le sait. Elle continue de te regarder et ce regard-là ne te gêne pas. Il t'autorise à faire de même avec elle, et c'est là que la conversation s'engage. 

Parce qu'on se comprend même si chacun parle sa langue et qu'aucun des deux ne connait la langue de l'autre. On peut parler tout le nuit comme ça, parce que ce qui compte n'est pas l'enchainement des sons qui faisant sens compose la forme du mot, sa texture, le son qu'il émet en froissant l'air quand tu le fais sonner, sa coquille résonnante, c'est à présent quelque chose de beaucoup plus nu, c'est l'ensemble des émotions, des expériences et des souvenirs avec quoi tu as rempli ce mot.

Et maintenant elle aligne ses coquilles l'une après l'autre dans cette langue qui prend sa source loin au milieu du cou, à l'endroit même de la naissance du son, qui s'échappe en roulis et bouillonnements et à cela elle ne fait pas attention, absolument pas attention. 

Elle a l'habitude de ces coquilles-là et de leur musique, elle les entend tous les jours et toi qui voyages tu sais comme les plages sont différentes et les coquillages aussi, tu t'émerveilles encore d'un qui est plus rond, plus gros ou plus fin que ceux de ta Méditerranée mais tu sais qu'ils sont morts s'ils sont vides. Elle sait que tu ne reconnais pas ces coquilles, que leurs formes ou leur son n'ont pas de signification pour toi ce sont des curiosités mais tu fais vite de les laisser de côté, parce que tu ne peux rien en faire. Tu ne peux pas prétendre les remplir avec quelque chose qui viendrait de ton univers, non, tu sais comme ce serait vain. Ton roulis de grec de Marseille non plus, elle n'en fera rien. Et pourtant vous parler. Elle te parle, tu lui réponds. Et toi, passé l'instant d'étonnement tu fais comme elle, tu ne fais plus attention à ces coquilles, te voilà soudain face à la chose. Le sens tout pur, la bête à l'intérieur, unique et particulière, plus surprenante encore que toutes les coques que tu as jamais pu ramasser sur les plages et tu sais que jamais aucun échange que tu as eu jusqu'à maintenant ne fut plus profond, plus vrai que celui-là auprès du feu avec cette grand-mère et son regard immense, et ses mots étranges qui bouillonnent dans sa gorge.

Découvrir qu'on parle la langue du vivant avant celle des hommes. La langue des hommes avant n'importe quelle langue.


lundi 24 août 2020

Modification


Tu marches, et alors que tu marches une modification travaille en toi à mesure que les muscles travaillent. Tu te dépouilles, tu prends confiance dans la nature, dans les autres, dans ce qui te paraissait au début étrange, sauvage et dangereux, en toi-même quand tu portes ton corps et en ton corps qui te porte et qui à chaque pas t'assure qu'il est là et te rassure, car oui, il fait froid mais tu peux avoir froid, oui tu as faim mais tu peux tenir longtemps avec la faim. Modification du corps imperceptible d'abord, à peine perceptible mais toi-même tu ne te vois pas, tu ne vois pas ta peau comme elle se tanne battue de soleil de pluie et de vent comme un vieux cuir, tu ne vois pas tes cheveux qui recouvrent ta figure de cette sauvagerie couleur de feuilles mortes, tu ne vois pas comme tes yeux ont grandi à force de vouloir capter ce qui s'offre à eux ils percent les choses,  décidés une fois pour toutes à ce que plus rien ne leur échappe, ils n'ont plus cette lueur ironique que tu sentais toi-même dans ton regard et qui te faisait des ennemis, parce que plus rien ne t'agace, tu n'as pas de temps pour l'ironie, tu ne vois pas l'élégance rythmée de tes gestes déliés, tu ne vois pas la forme de ton corps débarrassé de ses mouvements inutiles que tu avais, de ce qui l'encombrais, tu l'encombrais, tu as vraiment cru qu'il n'était qu'un lieu de stockage où cacher tes excès, tes timidités, tes peines et une partie de tes regrets. Et puis pas à pas tu le libères sans presque t'en apercevoir ou plutôt, tu sens qu'il se libère lui-même d'une partie de toi et tu le regardes faire, d'un coin de l'oeil et sans presque tourner la tête pour qu'il ne sache pas que toi aussi tu sais. Il gardait tout ça pour toi parce qu'il avait cru comprendre que tu y tenais. Et maintenant que tu marches et que tu es occupé ailleurs il se débarrasse seulement parce que c'est lourd, il n'a plus d'énergie en réserve pour porter ce qui ne le porte pas. Tu laisses faire, tu souffles aussi. Exploration du corps en déploiement d'efforts, de muscles, d'articulations qui se découvrent. Exploration de chemins enfouis cachés sous les arbres. Ton regard porté sur les pierres les branches et flaques d'eau, les doigts frais de la rosée sur la peau de tes pieds dans tes sandales, ton regard sur la terre, ton corps devient lourd il se balance de droite à gauche avec cette élégance molle des ours silencieux. Ton regard tellement bas qu'à chaque fois que tu lèves les yeux tu es surpris, de la présence toute proche d'un lièvre ou d'un renard, tu connais l'animal mais tu n'en as jamais vu de si près, tu sens la forêt, ils te prennent pour l'un des leurs bien que d'une espèce qui évoque encore une confuse menace, ils ne savent plus d'où leur vient cette intuition, ils te regardent tête basse et griffes en terre, près à détaler, sentant vaguement que ta curiosité autorise la leur. Ami ou ennemi, tu te surprends dans la même position qu'eux, en plein mouvement la tête basse et les fixant du regard. L'instant se déploie. Un moindre craquement le brise. L'animal disparaît sous des feuilles.

Le rire des êtres vraiment libres

Il faut partir. Partir vraiment. Ne pas faire semblant de partir, ne pas essayer de partir, partir. Tout quitter, se détacher des liens des repères et des croyances de ces gens qui parfois te font du mal sans le savoir sans le vouloir c'est pas leur faute. 

C'est pas la tienne non plus. 

Pars, je veux dire accepte de ne jamais revenir. 

Approche-toi du bord les orteils tous bien appliqués sur la pierre en angle vertical et serrés jusqu'à ce que blanches les jointures apparaissent. 

Ne regarde pas en arrière ne te dis pas, pourquoi je fais ça. Qu'est-ce qu'il va se passer. Est-ce qu'on peut savoir. Qu'est-ce qu'on va en penser. 

 

Et puis au fond tu pourrais très bien rester, on est bien ici, ça serait plus simple de faire comme les autres, ceux que tu crois volontiers qu'ils ont pas d'histoire à raconter, qu'ils sont pas curieux, qu'ils ont une vie intérieure morne – ça t'arrange de le croire, tu te sens spécial – même si tu sais que c'est pas vrai, peu importe le vrai, le faux, question de point de vue, la vue, d'ailleurs, c'est à peine si tu la vois de là où tu es perché penché jusqu'à ce point limite, celui que les oiseaux affectionnent, celui où ils restent un quart de seconde immobiles avant de basculer sans ouvrir les ailes tout de suite on dirait ça les amuse de se faire peur et de sentir ce que ça fait de tomber comme une pierre. 

Tu pourrais rester là ou t'assoir sagement et regarder le ciel et la mer et les montagnes. 

Tu pourrais rentrer en ville et rejoindre les autres qui fourmillent dans les ruelles et les places publiques, leurs voix couvrent à grands éclats les notes des flûtistes qui habitent dans l'ombre, ils parlent fort en promenant leur habit brodé avec ce mouvement que certains ont vers l'arrière, comme de toujours vérifier qu'ils ont bien la colonne vertébrale déroulée droite, c'est ce qui fait la différence avec d'autres, d'ailleurs, c'est de se poser la questions. Un jour tu t'es surpris à l'avoir ce mouvement, en pleine conversation, là, vérifier que tu es au maximum de la hauteur que tu peux atteindre, est-ce qu'on t'avait fait un compliment, à ce moment-là ? Tu n'es pas insensible et tu t'es redressé comme ces hommes dont tu te moquais quand tu étais enfant – ferme les yeux avance-toi encore si tu veux, si ça te fait croire qu'il n'est plus temps de changer d'avis mais ça t'apportera rien. 

Il faut sauter, là. 

Il faut sauter.

Et pourtant tu es comme tous tu as une famille et copains tu es marié, et amoureux d'un regard et d'une manière souple de se déplacer sous les étoffes, mais c'est facile de tomber amoureux comme ça, ça n'empêche pas de partir.

Quand tu était enfant, tu sautais à pieds joints dans la mer, tu as bien sûr toujours envie de le faire mais pas chez toi, parce qu'il faut y garder une figure. Ni nulle part où tu as l'habitude de poser pied d'ailleurs, toujours pour la figure. Tu ne le fais plus, sauter pieds joints dans la mer d'une hauteur impossible toujours plus impossible, mais tu as gardé en toi ce goût du risque, ce plaisir de laisser entrer en toi une seconde la peur d'y aller, la peur du froid, la peur du choc, de la rupture, des blessures, de la mort peut-être, juste assez et pas longtemps, juste assez pour d'un coup jeter derrière soi tout ça comme tu as jeté le vêtement et les sandales, les laisser sur le caillou en amas mou et ramassé et partir quand même, le silence soudain qui rallonge le temps, qui n'est pas réel, juste un effet de la peur délicieuse qui t'inonde la tête et du vent dans les oreilles et jusqu'aux racines des cheveux et l'eau glaciale qui te rattrape qui te gobe qui te dévore et te fait croire que c'est fini, cette fois-ci c'est trop profond et tu la sens sur ton petit corps d'enfant tout nu, tu sais qu'elle te saisit avec ses mains de fer surtout les mains et les pieds et le cou et la tête toute la peau sur la tête qui se presse brutale et froide sur l'os du crâne.

Et ça va plus loin encore, plus profond. Mais déjà tu ralentis. 

Bientôt tu te rends compte que rien ne t'attache. 

Et tu peux à nouveau déployer tes bras et t'appuyer sur l'eau comme un oiseau sur l'épaisseur de l'air, comme sur une amie qui te mène à la surface et le premier souffle tu l'adores. Le premier souffle après, ça se confond avec éclat au rire des mouettes. Celui des êtres vraiment libres.

Des pigeons et des hommes

 
 Sortie de métro. Arrêt Vieux Port. Palais de la Bourse. Le cherchais tout justement et tout de même surprise de me trouver, tout d'un coup, devant : le corps de Pythéas haut perché et héroïsé par un sculpteur dix-neuvième siècle. Photo. Il est 9h34 du matin. Un jeune homme blond dort par terre, tête contre le mur du palais, avec sa chemise bleue impeccable et son pantalon noir, un bras sous la tête pour lui servir d'oreiller. Il tourne le dos à la foule et je guette, pour saisir, sous le tissu de la chemise, le mouvement d'une poitrine qui respire. Je ne la vois pas bougé ou peut-être c'est le vent. Un homme s'approche de lui et lui prend l'épaule. Il relève la tête. 
Je cherche.
Pythéas a deux visages. Son visage d'aventurier du palais de la Bourse, dur et déterminé, plisse à peine les yeux dans le vent qu'il prend de pleine face, qui plaque sur lui l'étoffe lourde qui le protège du froid. Et son visage de vieux barbu de la place de Lenche, là où s'étalait l'agora de la cité grecque – photo – qu'on pourrait confondre avec n'importe quel autre vieux barbu respectable Ulysse, Homère ou Poseidon. Une image de l'homme qui part, une de celui qui est revenu.
Je cherche.
Montée du Saint-Esprit qui serpente près d'un écrasant Hôtel Dieu Intercontinental. Des marches longues, murs à tags d'un côté, façades de maisons caillouteuses et ruelles artistes d'un autre. Côté tag, une phrase chante en noir "j'en ai laissé des plumes à t'aimer pendant des plombes".
Quartier du Panier. On peint les façades de fresques, de tags aux couleurs éclatantes. Les pigeons ne s'émeuvent pas des touristes. Les moineaux non plus, qui viennent picorer à même l'assiette. Les rues sont encombrées de plantes bariolées et farfelues, tropicales, sauvages.
Place de la Charité, calme ce soir. Seulement les voix des gens et des oiseaux et le bruit des voitures  sur le pavé. Les boutiques sont encore ouvertes. Elles exposent des chapeaux de pailles, sacs en tissu africain et robes légères qui battent les cuisses d'un mannequin sans tête. Banc sur la place. Fontaine sans eau, peuplée de pigeons qui vaquent à leurs affaires, certains en hauteur sur les bords de la fontaine en plein meeting politique avec les autres qui les regardent ou se désintéressent, ayant  mieux à faire, et ce couple, à l'écart, celui-là qui se rengorge et tourne autour de la belle, qui se tourne et se détourne et accélère et piquant l'espace vide devant elle, finit pas s'envoler, suivie de près par l'emplumé qui ne doute de rien, persuadé qu'elle le fuit pour lui plaire. Des pigeons ou des hommes... Les pigeons à Massalia, y en a, y en a pas, comment sont-ils ? Comme ici, ignorés, singeant les hommes ? apprivoisés, pigeons postaux ? mangés, pigeon en sauce ? lépreux, boitant sur des moignons de pattes roses, comme à Paris ? Paris, jardin des Tuileries, il y en a toujours un ou une qui en tient plusieurs, des pigeons, dans sa main ou sur sa tête et dont il parle la langue.
Penser un jour à écrire une histoire du pigeon.
Je cherche le théâtre. Je tourne longtemps autour de l'endroit où tous les indices s'accordent à dire qu'il est quelque part par là. Je ne vois qu'un espace creusé et circulaire où sont plantés des arbres et des immeubles. Je me dis ce serait l'emplacement idéal pour le théâtre que j'ai vu sur la maquette du musée du vieux port. Je compare plusieurs fois la carte de Marseille de l'office de tourisme et la maquette du musée que j'ai prise en photo sous tous les angles. Salvatrice, qui représente avec autant de justesse que possible la Massalia de Pythéas.
Les voitures circulent doucement. Elles sont habituées aux touristes perdus dans les hauteurs ou leurs pensées et qui ne regardent pas avant de traverser. 

Je cherche.
Place des Moulins, pas de moulin. Y avait-il un temple ici, si c'est celui d'Artémis d'Ephèse, avec la statue de la déesse aux mille mamelles, ou Apollon Delphinos ou d'Athéna Polias je me perds dans tout ça. Mais la place est dallée et ombragée de tilleuls et de robiniers, de platanes. Deux musiciens accordent leurs instruments sur un air dansant. Une femme blonde, lunettes de soleil et T-shirt noir clamant fort "Libérez-nous du mâle" fume en surveillant l'air morne ses deux yorkshires qui se courent après. Des enfants jouent dans une piscine gonflable d'un bleu plastique placée juste sous un jet d'eau. On entend leurs voix sous les accents de la flûte. Un gros homme traverse tranquillement la place, une pochette sous le bras, promenant sa chemise rouge à carreaux avec des airs de propriétaire. Un couple qui se tient la main en silence. Quatre femmes en robes et blouses à fleurs. Les musiciens s'arrêtent, fument et discutent. On prend des photos avec un smartphone rose à paillettes.
Je cherche le temple sous les fondations de l'église Saint Laurent - Artémis d'Ephèse, Apollon Delphinos, Athéna Polias... impossible de faire même le tour de l'église. Bon. Du haut de la butte Saint-Laurent, je prends la vue en photo. La mer est bleue encadrée de collines, de buissons et de pierres blanches.

De hasards et d'éblouissements

 Je cherche. Je ne sais pas pourquoi j'ai acheté ce livre à Londres qui parlait des Celtes, et dont je ne me rappelle plus le titre exact. Peut-être qu'il était bien écrit il me découvrait un monde dont je m'apercevais d'un coup que j'ignorais tout. Dont j'avais tout à apprendre. Je ne sais pas pourquoi après l'avoir lu j'ai regardé la bibliographie et j'ai vu ce nom, Pythéas - j'aime bien ce nom. Et se passionner subitement et peut-être seulement parce qu'on n'y connait rien et qu'arriver sur un territoire et n'en rien connaître et tout découvrir comme cela, sur le tas et sans méthode sans presque de chemin à suivre, où tout est à tracer, c'est comme partir en voyage avec seulement ses deux jambes et un petit sac, partir loin, avec une idée très vague de ce qu'on va découvrir. Au nord, toujours plus au nord, et après on verra.

Est-ce que je sais seulement où ira ce livre, aussi ? Pas trop.
Marseille, jardin des vestiges
Le regard du marcheur est comme celui du chercheur, du rêveur, de l'écriveur. Tout est à la fois étonnant, incompréhensible et indiscutablement là. Présent.
Ecrire est un voyage, écrire réveille et révèle, écrire stimule les sens et confère une présence au monde et à soi semblable à celle du marcheur, de la marcheuse qui porte son corps et sa fatigue dans un paysage dont les couleurs et la rudesse sont relevées par ce même corps fatigué, un rien douloureux, ces muscles qui tirent par endroits et la conscience ainsi s'étire, attirée qu'elle est à la fois par le corps dans l'effort et par le reste, tellement étrange et surprenant, du relief sous les pas, les cailloux dans les sandales, la couleur du ciel qu'on jurerait n'avoir jamais vu prendre une telle couleur, et les arbres longs et larges qui s'étalent sur le sol, et la couleur particulière des pierres et cette fleur outrancière et l'insecte, là, la forme des collines, la couleur d'un fleuve orageux, les maisons, les temples, les vêtements, la couleur des yeux parfois spectaculaires et bleus, verts pâles, couleur du fleuve et des forêts les matins d'hiver, leur franchise et la manière de sourire avec juste un coin de la bouche
Le soleil frappe la paroi de ce corps. Avec douceur et régularité. Il n'a de cesse de rappeler sa présence. Les yeux se plissent aussi. Quand a-t-on inventé les lunettes de soleil. S'habitue-t-on à l'éblouissement ?
Voyager ressemble à beaucoup d'actes quotidiens. Voyager c'est comme rêver, ou lire, ou écrire, c'est comme parler à des inconnus, c'est comme apprendre. C'est comme manger, dévorer, accorder à notre faim le plaisir de s'assouvir sans limite, sans que jamais ce soit assez, laisser grossir en nous l'ogre qui en veut toujours plus, aller au bout du chemin même quand il paraît qu'il n'y en a pas, qu'il n'y en a plus, que c'est fini, qu'il faudrait bien maintenant un jour où l'autre faire demi-tour, continuer jusqu'à ce que les glaces nous saisissent. 

dimanche 19 janvier 2020

Rencontre avec Nancy Huston au Théâtre de la Colline 25/11/19


Dans Trois fois septembre : « tu te soucies plus de ton chien imaginaire que de ta femme réelle »
=> paradoxe entre réel et fiction
Dosto, L'Idiot : est ce que la beauté peut sauver le monde ? (si oui elle l'aurait fait depuis longtemps)
Qu'est-ce qu'un monde sauvé ? Est-ce qu'on a envie d'un monde sauvé ?
Croire que l'intelligence, la finesse, l'empathie, la distance change quelque chose ?
Selon Nancy Huston fait l'éloge du rectangle : la toile, la page, la table
être à la fois totalement ambitieux et totalement modeste
être à la hauteur de mes propres déchirures, de mes propres hurlements, est-ce que aider les autres à grandir ?
Méfiance de NH envers la littérature => relation transformée dès la première publication.
Tout autorise les hommes à être auteurs
la femme (mater) reliée à la matière
la femme auteur a moins la prétention d'être omnipotente
Foi dans le roman remise en question par la crise climatique
Le monde est un théâtre
Si le théâtre brûle, est-ce qu'on continue d'écrire ?
Réfléchir et observer qui a droit au roman dans le monde // pensée de Tolstoï
Le roman est né en Europe, en même temps que la démocratie, mais aussi le colonialisme, l'esclavage
Lire et écrire le roman => activité de privilégié
Refuse de dire qu'il est évident que le roman est un art essentiel et merveilleux : le roman est un luxe dû aux crimes commis ailleurs
Continue de faire l'éloge de l'empathie littéraire, mais il faut être plus qu'écrivain, écrivaine
L'importance de l'action dépasse celle de l'écriture

Rapport de NH a son pays, regard sur son histoire. Doit-on se sentir coupable ?
NH : // Une adoration : question de la culpabilité (non productive)
On ne peut pas apprendre la vraie histoire à l'école
Comment raconter aux enfants la vérité sur l'espèce humaine ?
Or l'identité collective est très importante, on apprend aux Canadien à être fiers d'être Canadiens
Horreur des compagnies minières au Canada
(Paysage trop grandiloquent au Canada, préfère le Berry)
Palestiniens n'ont pas les mêmes moyens que les Israeliens pour écrire, pas de grand romancier palestinien.

Dans Une chambre à soi : une femme a-t-elle les mêmes moyens que les hommes pour écrire aujourd'hui ?
NH : ne pas diaboliser les hommes, pas une vie simple non plus
Violence des hommes envers les femmes est signe de mal-être
France, pays sexiste dans le monde contemporain, drague lourde et appuyée dans le milieu éditorial
Rage, besoin d'écrire a commencé dans les années 70 dans des revues de femmes (Sorcières, Histoire d'elles) => entourée du soutien de ses sœurs

Comment se dégager de la culpabilité ?
Exploration de son rapport au Cambodge. Dernier livre Lèvres de pierre, Histoire de Pol Pot : comment devient-on génocidaire ?
Années om les Etats Unis bombardent massivement et secrètement le Cambodge.
PolPot a grandi dans une civilisation où le soi est dissout (bouddhisme, civilisation croyante, superstitieuse et analphabète)
Se glisser dans le corps, l'esprit de Pol Pot => proximité, tendresse pour lui, personnage timide et complexé
a été exposé très jeune à des mondes dépaysants

Le club des miracles relatifs : personnages qui se transforment en monstres, malaise. Qu'est-ce qu'on attend d'un roman ?
NH : Romain Gary : « l'inhumanité fait partie de l'homme » => Il n'y a pas de monstre
Ponctuation
Quelle que soit la dureté du monde, il est important que le lecteur soit heureux de lire : le remercier de bien vouloir nous suivre, l'aider à comprendre, faciliter la lecture

héritage littéraire ?
Richard Powers, The Overstory, grand roman écolo
vrai héros : les arbres
Louise Aldrich
Joyce Carol Oates

Tolstoï parle de maternité => faut-il laisser la parole aux concernés ? Si on a de la chance quand on écrit, on est possédé, on est multitude
le roman dit tu peux être, comprendre ceux que tu veux
fêter la présence des autres en vous
écrire quand quelque chose résiste
quand je ne peux pas ne pas y revenir
Lignes de failles : regard des enfants sur le monde des adultes

La société américaine change dans les middle class, obsession de la sécurité
écriture dès qu'il y a une vraie colère

NH disciplinée, a des heures de telle heure à telle heure
musique
poésie militante
joue du piano tous les jours avant de travailler
Barthes : ridicule de séparer le fond de la forme
euphorie d'apprendre une langue, réapprendre une langue, une langue sans souvenir, sans connotation
fascination pour les gros mots (mémoire de maîtrise), pas situés au même endroit dans le cerveau que le reste du langage, rapport charnel
ranimer des mots presque endormis
abandonner sa langue maternelle pour se faire une autre virginité (nous sommes multiples)
anglais // souvenirs maternels douloureux, vivre sa maternité dans une langue étrangère => civilise les rapports avec les enfants, parentalité en langue maternelle a quelque chose de sauvage
l'anglais est devenu une langue ludique avec ses enfants
Pas nécessaire d'avoir de l'espoir
plus important : l'amour, l'humour, l'énergie, le travail, l'échange
phrase du père : « je suis parce que nous sommes »