jeudi 18 juillet 2019

Talisman


ANNA :
Elle était à peine plus jeune que moi, et c'était elle qui dirigeait toujours tout. C'était elle qu'on admirait, c'était d'elle qu'on parlait. Ça me paraissait normal. C'était une enfant sorcière. Elle grimpait à tous les arbres assez solides. Elle préférait les sapins parce que leurs branches étaient basses et que la sève collait aux doigts et sentait fort. Elle me les faisait sentir après ça. Elle se léchait les doigts d'un air très sérieux juste pour voir ma réaction et me traitait de princesse.
La balançoire nous jetait dans le ciel. On y jouait souvent pour savoir qui irait le plus haut, qui aurait le courage de sauter et d'atterrir sans faire de bruit. Elle allait toujours plus haut toujours plus loin que moi et ça l'amusait de me laisser comme ça en arrière. Elle disait

MARIE :
c'est moi la plus forte
regarde comme je vole
tu sais pas faire toi
tu es plus lourde que moi c'est pour ça
c'est normal t'es une princesse
je peux te montrer si tu veux mais je suis pas sûre que tu y arrives

ANNA :
Ça faisait hurler nos parents alors on le faisait quand ils ne regardaient pas. C'était le jeu aussi, de sauter de la balançoire en plein vol et de retomber sans se faire remarquer. Elle allait toujours plus haut elle retombait sans faire de bruit. C'était une enfant fée.
Elle parlait couramment plusieurs langues animales, surtout le papillon, le lapin-nain, et le chat-des-ruelles. Un jour elle s'était précipitée sur moi pour me raconter_

MARIE :
tu vas pas me croire
dans la rue il y a un gros chat noir
il a un œil tout blanc parce qu'il s'est battu avec d'autres chats
il m'a emmenée au pied d'un sapin
viens voir
vite

ANNA :
Là il y avait des graviers peints en rouge, jaune, vert, et bleu. Nous en avions ramassé plusieurs je les ai gardés précieusement mais je ne sais plus où ils sont maintenant. Elle aussi elle a dû les garder elle les a sûrement cachés quelque part. J'aurais dû lui demander où, et si parfois elle les regardait en se souvenant de ce qu'on s'était raconté à ce moment-là. Que l'arbre était magique et qu'il transformait les cailloux en talismans quand du bout de ses racines il les touchait.
Il y avait toutes sortes de talismans : il y en avait des bleus pour apaiser les colères, des jaunes pour la joie, les rouges c'était pour trouver un amoureux et ça la faisait pouffer mais elle les a ramassés quand même, les verts c'était pour guérir des maladies. J'y ai pas pensé. Elle non plus elle y a pas pensé, aux cailloux verts. Ça faisait longtemps qu'on n'avait plus reparlé des cailloux sous l'arbre. Personne d'autre ne savait c'était notre secret. On avait grandi on n'y croyait plus mais si _
si j'avais glissé un caillou vert dans sa main encore petite
si elle avait eu dans sa poche des cailloux verts
si elle les avait toujours portés avec elle
elle serait pas tombée malade
elle serait pas partie en me laissant comme ça en arrière
derrière elle qui bondissait toujours plus loin toujours plus haut et qu'on n'entendait pas toucher terre
elle m'aurait pas laissée seule et muette dans un monde dont je ne parle pas la langue
égarée et engourdie dans ce lieu transitoire où je te suivais, petite sœur, où j'attendais une suite
parce que c'était toi qui racontais les histoires tu te souviens?
alors maintenant qu'est-ce que tu veux que je fasse
entre ton absence et le réel
sans parvenir à ramasser
les pauvres cailloux que tu as semés.

dimanche 12 mai 2019

Fond de la mer


TOM :
Tu veux connaître mon histoire ? Je te demande d'écrire la suite et toi, tu es là, tu sais même pas qui je suis ? Alors écoute. J'étais un champion, à l'époque. Champion de boxe anglaise. A Paris, j'avais gagné un de ces combats qui me qualifiait pour les JO. Personne ne me connaissait. Personne ne savait d'où je sortais. Personne n'aurait parié sur moi, petit gars qui arrive de son village paumé. Et bam. Gagné un combat. Deux combats. Trois combats. C'est là que j'ai rencontré ma femme. Je comprenais pas vraiment qu'il y ait eu des gens pour m'encourager, à ce moment-là. Mais j'ai reçu une droite, j'étais presque KO et dans les hurlements j'ai entendu sa voix qui m'encourageait, elle disait mon nom, elle me disait :

LA FEMME :
Allez
Tom
Relève-toi
Continue
Bats-toi

TOM :
Je me suis relevé. Je me suis relevé pour cette voix-là que je connaissais pas. Je l'ai pas vue dans la foule. J'entendais seulement sa voix quelque part. Un peu au-dessus des autres. Un peu plus aiguë peut-être. C'est après le combat que j'ai pu mettre un visage sur cette voix. Parce qu'elle est venue me voir pour me féliciter. Elle est venue me voir pour me féliciter.

Avec les amis, on est allés fêter ça en Turquie. Une ville qui s'appelle Bodrum, au bord de la mer Egée. Magnifique. Avec des filles ! qui marchent en balançant les hanches et secouent des chevelures longues et noires qui leur descendent jusqu'aux reins.
Comme elles m'admiraient quand je leur disais que j'étais boxeur et que j'ajoutais, modeste, que j'étais qualifié pour les JO.
Mes potes disaient arrête de draguer.
Et ils hésitaient entre le scooter des mers et la banane. Vous savez cette grosse bouée tirée par un bateau. C'est le dernier qui reste accroché qui gagne. Moi je voulais faire la banane. C'est mieux. Alors on s'est accrochés. Je la tenais, la banane. Je la tenais beaucoup mieux que mes copains. C'était bien. Le bateau allait vite. On se prenait une vague. Un autre. Une plus grosse. Là un de mes potes a lâché. Faut s'accrocher. Là, une autre vague qui arrive. Deuxième pote, KO. C'est pas grave, mec, ça arrive, même aux meilleurs. Mais moi je restais accroché. Il y avait plus que moi qui restais accroché. Encore une vague. Ha ! Je la tenais, la banane, moi, j'ai la banane ! Et je la tenais encore
quand la banane s'est retournée
c'est pas moi qui l'ai lâchée
c'est mon bras qui a lâché
le médecin a dit qu'il fallait plus que je boxe
je suis jamais allé aux JO.
j'étais toujours avec la femme que j'avais rencontrée à Paris
ça aurait pu très bien se passer
j'arrêtais la boxe
je trouvais un autre travail
on s'était mariés
on allait avoir des enfants
comme beaucoup de gens
ça aurait pu bien se passer
mais à part la boxe
moi j'étais bon à rien
j'ai quand même fini noyé
je voulais pas pleurer alors je buvais
et je disais que tout était de sa faute
c'est vrai
si elle ne m'avait pas encouragé
comme ça
peut-être j'aurais pas été qualifié
je serais pas allé un Turquie
je sais pas pourquoi elle était toujours là
elle passait son temps à se sacrifier pour moi
elle travaillait
pas moi
elle s'occupait du gosse
elle faisait à manger
et elle se plaignait même pas
et moi j'ai ça dans le sang
la boxe alors je les frappais
elle et le gosse
parce que j'en avais marre
qu'ils me supportent
j'en avais marre
qu'ils s'aiment autant
qu'ils vivent joyeux
à côté de moi qui restais là
échoué et pourrissant
au fond de la mer Egée
attendant que le temps passe
et qu'il prenne le reste
de mon corps défait
j'étais très bon boxeur
j'ai jamais rien su faire d'autre
que boxer

[A la narratrice]

Maintenant tu connais le début
dis-moi la suite.

lundi 6 mai 2019

Marin II


JEAN:
J'ai toujours voulu aller plus loin. Découvrir chaque île sur les océans, les mers, suivre des sentiers sinueux que personne n'a foulés et que je suis seul à voir, me perdre dans des vallées, des clairières, des creux et grimper des montagnes, des collines couvertes d'une herbe transparente, avec parfois des massifs sombres peuplés d'arbustes, sentir l'odeur des arbres, des forêts quand des pluies enivrantes demeurent piégées dans leurs branches, pénétrer jusque entre les racines, sous la terre, tâter les parois humides de grottes qui s'enfoncent en labyrinthe et m'y attarder. Et parfois tomber dans le gouffre d'un nombril bizarrement noué. [rire]

LUCE:
Merci, Jean, on la connaît la métaphore.

JEAN:
Chaque femme est une île.
Chaque femme est unique et je bondis d'île en île comme un conquistador, comme pour comprendre ce qui les relie. Iles à l'abandon, îles fleuries et chaleureuses éparpillées sur la mer déchaînée.

ANNA:
Tu as peur qu'elles t'abandonnent alors tu pars le premier ?

JEAN:
J'ai pas peur qu'elles m'abandonnent ce sont elles qui s'abandonnent à moi. Et laisse-moi, c'est mon tour de parler.
[On entend pleurer la narratrice.]
Elle pleurait souvent, ma mère. En silence et sans bouger comme pour pas attirer l'attention. Ma mère pleurait comme ça. On ne l'entendait jamais quand elle pleurait.
Elle m'élevait seule quand j'étais gosse, dans un appartement au deuxième étage d'un immeuble sale. Une pièce avec coin cuisine. En hiver, ça sentait toujours l'odeur de ce qu'on avait mangé dans la journée, parce qu'il faisait trop froid pour aérer. On baignait dans nos odeurs en espérant que ça réchauffe un peu l'atmosphère. On dormait dans le même lit. Elle me serrait très fort dans ses bras, elle m'embrassait sur les joues, en sortant un peu les dents pour me faire rire, elle soufflait fort sur mon ventre en faisant le plus de bruit possible, elle embrassait mes pieds en disant que c'était parce qu'ils étaient bons alors qu'en fait, je me plaignais toujours d'avoir froid aux pieds. Elle les tenait longtemps dans ses mains en faisant de temps en temps ce geste de les manger. J'éclatais de rire à chaque fois, ça la faisait rire que j'éclate de rire à chaque fois. On passait comme ça des heures à se bidonner avant de s'endormir. Elle m'appelait mon chéri, mon ange, mon amour, et elle s'endormait. Souvent avant moi parce que j'attendais les yeux fermés qu'elle s'endorme pour la regarder. Elle se laissait rarement regarder dans la journée, alors j'étudiais son visage la nuit, dans la clarté du réverbère qu'on avait de l'autre côté de la fenêtre. C'était dans son sommeil seulement, alors qu'elle croyait que je dormais, qu'elle avait ce visage étrange, avec deux plis entre les sourcils et des larmes qui coulaient silencieuses, des coins des yeux sur l'oreiller.
Je trouvais ça drôle, ces larmes qui lui coulaient en travers du visage.
On aurait l'air bête, si on pleurait comme ça, dans la vie.
De gauche à droite plutôt que de haut en bas.
Je lui ai demandé plusieurs fois où était mon père.

LA MERE :

Il est parti, mon chéri.

JEAN: 
Mais il est où ?

LA MERE : 
Parti.

JEAN:
Il reviendra ?

LA MERE :
Je sais pas mon chéri. Je pense pas.

JEAN:
En fait la raison pour laquelle il était parti, c'était ses trois enfants qu'il avait, plus âgés que moi. Et sa femme aussi. Et ma mère pleurait la nuit quand elle croyais que je dormais.
J'avais huit ans quand elle a rencontré Tom. Il passait beaucoup de temps avec elle. On a déménagé dans une petite maison, avec un jardin, et une chambre juste pour moi. Lui, il est jamais parti. Il avait pas d'autre famille à s'occuper. Il a pas fait comme les autres, la séduire, lui faire croire qu'ils l'aimaient, qu'ils m'aimaient, qu'ils l'aimeraient toujours et partir en inventant des excuses ou même sans prendre la peine d'inventer une excuse. Il est resté. Il avait même une playstation avec un jeu de course de voiture pour jouer, entre hommes, il disait.

TOM:
Ce serait pas grave, si tu perds, bonhomme, je suis entrainé et c'est que la première fois que tu joues.

JEAN:
OK, on va voir ça.
[Jouent. Tom tord furieusement les manettes. Le triomphe se lit sur son visage mais laisse peu à peu place au désarroi, puis à la colère. Jean assis en tailleur, imperturbable et satisfait.]

TOM:
C'est pas possible, je perds jamais. Il doit y avoir un problème avec cette manette.

JEAN:
Tu veux qu'on échange ?

TOM:
Oui, on échange.
[Echange. Même jeu. Rire de Jean.]
On la refait.

JEAN:
Tu vas encore perdre.
[Tom, de colère, jette la manette par terre avec violence, puis frappe Jean.]

Cet après-midi-là, il a cassé la télé, la playstation et les deux manettes. Et moi. Il y avait des morceaux partout sur la moquette. Ma mère a pleuré très fort cette nuit-là. C'était la première fois qu'elle ne faisait plus attention à ce que je ne l'entende pas. Je suis resté longtemps, cette nuit, à ramasser les morceaux éparpillés comme des îlots de plastique flottants sur la moquette bleue. Et moi, comme un vieux bout de mer lâché dans les vagues.
A quinze ans je suis parti. J'ai plus eu de maison depuis.




samedi 27 avril 2019

Marin I


LA NARRATRICE :

[Elle s'est endormie dans les bras d'un personnage qui ne semble pas la voir.]
Il me plaît, ce personnage, il m'a plu tout de suite, dès qu'on s'est retrouvés là, tous dans cette salle. A moi, il m'a plu. Mais lui, il regardait les autres, une à une, comme si je n'existais pas. Il s'approchait d'elles, il leur parlait en les regardant bien dans les yeux pour leur faire croire qu'elles étaient différentes, et il souriait. Il avait l'air heureux quand il parlait à une fille, posait ses deux mains sur les hanches et relevait le menton comme un de ces conquistadors qui découvraient l'Amérique. J'aime sa démarche de matelot tout droit sorti des vagues. J'aime son énergie, son appétit, sa curiosité insatiable. Bien sûr il a séduit toutes les autres. Et comment pourraient-elles ne pas être séduites ? Et puis il s'est aperçu qu'il n'y avait plus que moi. Moi, je m'en fiche, qu'il soit d'abord allé vers les autres. Je m'en fiche, si son seul désir maintenant c'est de partir loin. Il ne peut pas partir. Il va rester avec moi, me laisser le temps de dévorer son cœur de marin qui s'en va loin. Mais je l'entends qui parle encore.

Poupée

ANNA :
est-ce qu'elle s'est déjà demandé
si j'en voulais
moi
de son costume
s'il me convenait
parce qu'elle prend un air intelligent

à tourner autour de moi comme une vraie professionnelle
redresse le buste et m'observe avec
comme un air de satisfaction
comme si c'était elle qui m'avait fait
mais j'étais là avant elle
je suis plus vieille
je suis plus grande
mes mains sont plus larges que les siennes menues d'enfant qu'ont l'air de jouer
à la poupée
reprends tes aiguilles
ton fil
ton tissu
tes costumes que tu donnes que tu distribues à tort et à travers
toi qui ne sais même pas qui tu es
j'ai toujours préféré les pantalons

WILL :
j'ai toujours préféré les robes

ANNA :
ma mère se disait heureuse d'avoir une fille
elle m'a élevée seule
elle disait

LA MERE :
sois belle ma chérie
tu es belle
tu as de beaux cheveux
ma princesse
sois grande et jolie comme ça
comme moi
plus belle que moi

ANNA :
et elle me maquillait déjà
à cinq ans
fond de teint
fard à joue
fard à paupières
mascara
lèvres rouges
et je jouais
toujours en robe
parfois elle m'interrompait dans mes jeux pour changer ma robe
elle disait

LA MERE :
ça va pas
en fait
j'ai envie d'en essayer une autre
ça ira mieux avec ton teint
avec mon humeur
avec la couleur de ta chambre

ANNA :
et elle insistait pour changer ma robe
quand j'ai grandi ça continuait

LA MERE :
tu vas pas à l'école comme ça
regarde comme t'es habillée
laisse-moi un peu te maquiller
tu sais pas faire je vais te montrer
tu devrais savoir maintenant
ma belle
ma douce
ma princesse

WILL :
je veux être une princesse

LA MERE : 
souris un peu
souris

ANNA :
je ne suis pas une souris
je veux être astronaute

WILL :
je veux être fée

ANNA :
je veux être pirate

[Silence. A la narratrice.]

t'as entendu ?
t'es sourde ou quoi ?
elle est sourde !
je veux un autre costume
j'en veux un autre
je jouerai pas sinon
je vais rester ici
je vais rester ici et me taire et pas bouger jusqu'à
ce que tu me trouves autre chose à mettre
je joue pas avec toi
et tu vas me lâcher me laisser aller où j'ai envie d'être
et faire ce que j'ai envie de faire
je suis pas ta poupée
je suis pas une poupée
va-t'en !

jeudi 25 avril 2019

Murs III

LA NARRATRICE :

Cela fait plusieurs jours que nous sommes ici. Plusieurs semaines, peut-être des mois, des années. Je ne sais pas comment nous sommes arrivés là, personne ne le sait. Ils ont chacun une manière bien particulière de répondre à l'angoisse d'être enfermé.
Elle par exemple, elle est persuadée que la sortie est dans le sol, alors elle creuse, elle creuse et n'arrive qu'à y laisser ses ongles brisés qui se mêlent à la poussière du lieu et à ses larmes. Elle, au contraire, elle pense que c'est dans le plafond, elle croit qu'elle est venue du ciel et qu'il n'y a rien à chercher dans le sol, que tout vient du ciel, tout y revient. Et la voilà qui bondit de plus en plus haut, c'est ce qu'elle croit, pour s'accrocher aux projecteurs, au poutres, au cintres, soulever le toit comme si c'était facile, d'une simple poussée le toit s'ouvrirait comme un vélux bien huilé. Elle s'appelle Luce. Tom, lui, il croit que s'il pleure-crie assez fort, s'il est assez poli, assez gentil, le mur s'ouvrira ou fera diligemment apparaître une porte. Elle, elle se dit qu'à force de frapper elle fera trembler les fondations et les murs s'effondreront d'eux-même. Elle ne pense pas que si elle fait ça, nous seront tous écrasés par le poids des murs qui s'écroulent. Je pense qu'elle veut bien qu'on soit tous écrasés par le poids des murs qui s'écroulent. Lui, c'est un intellectuel, un genre d'architecte ou d'ingénieur. Jean, il s'appelle. Il étudie la pièce afin d'y trouver un faille. Mais il a besoin de silence pour travailler et avec l'autre qui crie c'est pas possible. Il ne leur faut pas longtemps pour avoir envie de se battre, à ces deux-là. Ça leur arrive tous les jours et ils s'épuisent en même temps, puis retournent tranquillement à leurs vaines tentatives. Elle, c'est Anna. Elle est calme, elle essaye d'écouter à travers les murs pour entendre des voix. On n'entend rien d'autre que nos propres voix. Lui, c'est Will, se prend pour un magicien, à murmurer des incantations comme s'il détenait le secret de notre prison. Rien n'y fait.
[Un personnage s'approche, lui hurle quelque chose, lui montre du doigt chacun des personnages et s'approche d'elle, menaçant, prêt à frapper. Marie ne dit rien. Ne bouge même pas. Elle le regarde en silence]
Il peut hurler tant qu'il veut ça ne sert à rien, je n'entends rien.
Mais je sais pourquoi il est en colère. Je sais même que ce n'est pas à moi qu'il en veut. Il ne me connaît même pas. Il s'en veut à lui-même. Il croit que c'est sa faute s'il est là. Il pense que c'est un sorte de punition ou de châtiment divin, même s'il a jamais été très croyant. Il est en colère parce qu'il est passé à côté de sa vie, qu'elle était belle, et qu'il ne l'a même pas regardée. Pire, il l'a bousculée, jetée par terre, frappée, humiliée, et il est parti les mains dans les poches en jurant qu'on ne l'y prendrait plus. 

Entre deux II


LA FILLE :

Alors c'est comme ça, il faudra s'y faire.

LE PERE :
Tu étais enfermée à la frontière. Entre deux pays, entre deux familles, tu étais en train de basculer d'un côté ou de l'autre, tu te serais fait mal, tu serais tombée, ou malade ou dans la misère, tu sais pas comment c'était, tu ne sais pas nous t'avons rattrapée juste à temps, tu ne sais pas.

LA FILLE :
Non je ne sais pas. Je ne saurai jamais quelle vie aurait été la mienne, qui j'aurais été s'il m'avait laissée à mes parents, si mes parents avaient voulu me garder, quels parents auraient-ils été.

LE PERE :
Est-ce que la question se pose seulement ? Quels parents auraient été tes parents s'ils n'avaient pas préféré te vendre à un inconnu et partir ? Comment tu aurais grandi, aurais-tu grandi et puis quoi, après ? Tu te serais sentie moins étrangère si tu étais restée auprès d'eux ?

LA FILLE :
Est-ce que je me serais sentie moins étrangère si j'étais restée entre eux deux ?

LE PERE :
C'est grâce à nous que tu es devenue cette femme-là, grâce à nous tu as fait des études.

LA FILLE :
Vois où on en est maintenant. Vois où tu en es maintenant, à toujours vouloir te sacrifier pour me prouver que tu m'aimes, nu, désolé et désemparé comme un personnage de Beckett, incapable de faire un pas pour te sortir de ta propre misère. Ça te va bien de jouer les héros.
Tu étais enfermé dans ton désir d'avoir un enfant, enfermé dans ta peur, enfermé dans ta honte, enfermé dans ton amour, et maintenant te voilà, te voilà encore, verrouillé dans le sacrifice. Et tu crois, tu crois toujours que c'est ce que je veux ? Tu crois que c'est d'un père comme ça que j'ai besoin ?

LE PERE :
Nous t'avons aimée. Nous t'aimons.

LA FILLE :
Ils m'aimaient aussi, qu'en sais-tu ?

LE PERE :
Ils t'ont vendue.

LA FILLE :
Tu m'as achetée.

LE PERE :
Nous avions plus à t'offrir.

LA FILLE :
Sans doute autant que ce que j'ai perdu.
Je leur en voulais. Il fallait bien que j'en veuille à quelqu'un, et ils étaient là, doux et souriants bras ouverts cœurs ouverts s'offrant pour que j'y frappe un grand coup. Ils me tenaient. On n'est jamais libre. On passe d'une cage à l'autre en plissant les yeux pour ne pas voir les barreaux, espérant seulement que la prochaine sera plus grande et que notre vue finira par se brouiller.
Il me tenait dans ses bras, main bien pressée contre mon dos pour que j'y reste. Et la mère qui disait doucement, c'est normal, tout ce qu'elle a vécu, cette petite, l'enfermement, la séparation, la peur, il faut la rassurer, lui dire qu'on est là, qu'on ne partira pas, qu'on ne la quittera pas, qu'on ne la lâchera pas, qu'on ne va pas l'abandonner.
J'ai pas peur. C'est pas moi, qui ai besoin d'eux. Ce sont eux qui avaient besoin de moi.
Et moi, j'ai pas peur. J'ai peur de rien. J'ai rien à perdre. Je ferai comme si j'avais rien à perdre. J'ai pas peur.


[Silence]

J'ai jamais eu peur. Quand j'écrivais, j'étais grisée par ma propre audace et heureuse. Parce que je savais que j'avais raison. Parce que je sentais mon courage et ma folie et çça me mettait en joie de me sentir comme ça, courageuse et folle et intelligente et libre de penser de dire d'agir !
C'est comme ça que je m'imaginais grandir. Comme ça que je voulais être quand j'étais petite. Une héroïne sans peur et sans passé. Un météore à qui tout le monde sourit. [Regard vers le père] Ce qu'on oublie trop souvent c'est que les météores finissent toujours par se fracasser.
Et qu'à la fin
c'est rien qu'un gros caillou.

lundi 22 avril 2019

Entre deux I

LE PERE :

Je l'aime.
C'est ma fille.
Elle était toute petite quand nous l'avons adoptée. Elle nous est venue d'un pays lointain, où le soleil omnipotent chauffe les corps et les cœurs. Quand elle est venue, elle brûlait encore de toute la chaleur qu'elle avait en réserve et qu'elle déversait en joie liquide tout autour d'elle. Je la bois en un long baiser, et à peine rassasié je la sens qui s'agite. Qui se libère de cet amour.
Elle se méfie même de mon amour.
C'est ma fille. Je l'aime. Même quand elle remue comme un fauve, quand elle explose sans crier gare et saigne, de la peur qu'elle a eue qu'on s'approche trop, qu'on l'attache, qu'on arrête sa course. Elle est ma fille, la voix vive qui traverse les murailles, les océans, les déserts. Je l'aime.
Elle est venue d'un pays en cage. Un pays longtemps blessé, qui réapprend à être libre, un pays debout dans le soleil. Un de ceux où des cons se sont autoproclamés colons.
Côlon. Avec un chapeau pour se protéger des UV.
Le côlon est un segment du gros intestin, dit Wikipédia. J'ai vérifié.
En vrai, ils sont plus bas que ça. 
D'où vient qu'on se permet de dire qu'un pays nous appartient ? 
Qu'une personne nous appartient ? [regard sur la jeune femme]
C'est quand même ma fille, parce que je l'aime.
Ces cons-là c'était nous. C'était mon pays, notre pays, votre pays, son pays. Car elle est d'ici, maintenant, je crois. Mais elle n'appartient à aucun pays. Peut-être elle nous en veut, pour ça. Parfois je crois qu'elle nous en veut. Elle rejette ce pays qui l'accueille, ces gens qui se sont dit que s'ils n'arrivaient pas à avoir un enfant à eux, ils n'avaient en fin de compte, qu'à aller en chercher un ailleurs. Elle a le mal d'un pays qu'elle ne connaît pas. Elle se dit d'une culture qu'elle apprend en touriste ou dans les livres et elle sait que rien ne prendra, rien n'y fera. C'est une femme qui n'a pas d'attache, une femme puissante et légère, qui vole au-dessus de ses deux pays, de ses deux cultures. 
Elle a bien compris que ce pays où je l'ai adoptée, lui, allait de travers. Elle a compris qu'il était un imposteur, derrière ses beaux discours, belles paroles derrière lesquelles tout le monde se range sans discuter et que personne ne comprend. Elle, de là où elle a toujours été, elle a compris ça. De sa voix vive elle se révolte. Elle écrit des pamphlets, des critiques affûtées qu'elle lance en visant juste. Elle est forte, ma fille. Tellement qu'un jour on vient frapper à la porte.
Il entre avec, à la main, l'un des petits livres qu'elle a publiés en secret, explique qu'il sait, qu'ils savent qui elle est, ce qu'elle fait, que ça ne peut pas se passer comme ça. 
- C'est moi qui l'ai écrit. 

L'HOMME : 

Pardon ? 

LE PERE : 
C'est moi qui ai écrit ce texte. Arrêtez-moi. 
C'est ma fille. Si je suis ici c'est parce que je l'aime. Je ne veux pas sortir, je ne sortirai pas, quand même je mourrai ici, alors c'est comme ça.

En costumière [savoir s'y prendre avec les personnages]

LA NARRATRICE :

C'est dans ma tête que ça se passe - ces mots on me les dit souvent - ça se passe dans ta tête.
Ils sont assis là à me regarder et réclamer encore un peu plus d'être là
à demander et vouloir savoir comment parler
quoi dire et quels gestes
où va-t-on
d'où on vient
qu'est-ce qu'il y a ici
pourquoi moi
pourquoi toi
qu'est-ce qu'on vit
est-ce qu'on vit ?...
certains assis
certains debout
certains qui dansent ou qui chantent avec leur tête inclinée ou en arrière leur tendance à s'étirer comme pour avoir plus d'espace ou à déborder grossir enfler jusqu'à ce que je n'aie plus d'autre choix que de les regarder de les voir et de sonder leur regard flou pour y chercher des réponses.
Pour leur donner leurs propres réponses à leurs propres questions.
J'assemble entre elles des tranches de vie comme des morceaux d'étoffe que je recueille au hasard des dialogues et des rencontres et je les habille avec ça.
Parfois ils m'en veulent, je sens bien qu'ils m'en veulent ou que ça les fait rire mais pas comme s'ils trouvaient ça drôle.
Pâles et froids ils vont et viennent dans ma tête en cercle en spirale en diagonale en riant en criant chantant pleurant jusqu'à ce que ça cède jusqu'à ce que les barrières s'écroulent et jusqu'à ce que je m'installe bien droite et attentive devant ce personnage mal fagoté et que je commence à tisser. A tisser mieux que ça, recoudre les accrocs, ajouter les manches, redessiner la silhouette en lui parlant de lui, pour qu'il sache, le personnage, qui il est.
C'est avec son visage qu'on découvre le vêtement. Avec sa voix aussi, si on le regarde avec attention mais alors, il faut que les autres se taisent pour qu'on puisse se concentrer sur celui-là, il faut que les autres cessent d'être là et d'attendre.
Elle, par exemple. Elle s'approche et je la regarde. Elle a déjà une manière toute à elle de bouger et d'attendre, elle écoute comme aucun autre personnage n'écoute, sa voix froisse l'air comme aucune autre voix. Si je me concentre sur elle jusqu'à m'oublier tout à fait, je vais finir par savoir exactement de quelles étoffes son vêtement sera fait et quelle forme lui donner, quels accessoires.
Et c'est seulement quand elle sera prête qu'elle sortira.
Elle nous guidera loin dans sa vie que même moi je ne connais pas, que je découvre avec vous. Il faut l'écouter. Elle parle toute seule, ce n'est pas moi qui parle. C'est le personnage.

[suite ici]

samedi 20 avril 2019

Murs II


LUCE
je me rappelle ma mère qui entre dans ma chambre pour ouvrir ma fenêtre et mes volets pousser mes livres et ça me dérange mais je ne dis rien
ça me dérange quand elle partira que je refermerai la fenêtre et les volets et remettrai les livres en place et il me faudra quelques temps pour me sentir à nouveau bien
oublier qu'il y a l'extérieur
oublier l'extérieur et le bruit des rues et le soleil qui s'invite dans ma chambre par les fentes des volets alors même que j'ai jamais voulu qu'il entre
lui
elle dit

LA MERE :
c'est le printemps
il faut sortir
prendre l'air –

LUCE
j'en veux pas de son air
c'est le printemps et moi je déambule dans la même chambre toujours
le soleil peint verts et bleues
les arbres et les fleurs
sans hésiter
sans penser l'équilibre des couleurs
ni la place des verticales
le soleil veut me peindre moi aussi
mais moi je ne veux pas !

je me rappelle c'était un printemps comme celui-là
j'étais sortie parce que
elle m'a dit

LA MERE :
ça te fera du bien –

LUCE:
et il était là [entre un personnage qui la séduit]
ses yeux brillaient
en moi s'ouvraient les pétales cramoisis d'une fièvre toujours close
ses mains volaient comme deux oiseaux autour de lui –

va-t'en
j'en veux pas
de tes étoiles
je veux pas
de tes fleurs
ni de tes oiseaux
laisse-moi
tes fleurs plantent leurs dards dans mes doigts
tes étoiles clignotent comme de vieilles lampes de poche
tes oiseaux tu les lances en les tirant par les ailes avec leurs
pattes mal vissées becs bien
taillés
aiguisés bien
visé tu as ça en toi
toute une volière d'oiseaux débiles
que tu alimentes en secret tu en as d'autres je le sais ils sont pas tous gentils et beaux tu crois que j'en veux de tes oiseaux ?

mais j'en suis un moi et un plus vaste que tous les pourris que tu fermes en toi fermés à clé et tu es tellement occupé à les nourrir que tu ne m'as pas vue filer rapide raser le sol tout droit jusqu'aux falaises qui s'effritent me jeter très loin au-dessus des vagues et de l'immense et du bleu

je ne pense pas vouloir sortir
je pense que je suis bien ici
je peux bien rester ici

PERSONNAGE 1:
il faut que tu sortes

LUCE:
on est bien
ici
toi et moi
et les autres

PERSONNAGE 2 :
Ici rien n'est vrai
rien n'est réel

LUCE :
ici tout est vrai
tout est réel
et ça ne fait pas mal de rester ici

PERSONNAGE 3 :
ça te fait mal de rester ici

LUCE [à la narratrice] :
tu n'es pas obligée de raconter mon histoire pour me faire sortir
tu n'es pas obligée de raconter une histoire
je ne veux pas savoir la suite
je ne veux pas savoir ce qu'il s'est vraiment passé
de toute façon tu mentirais
tu mens tout le temps
tu triches
tu t'arranges pour que ce soit beau
pour que ce soit cohérent
pour que tout le monde comprenne
mais c'est pas comme ça
la vérité
est ailleurs
et je vais rester là pour te le rappeler
ça va être ça
mon rôle
te dire tous les jours à quel point tu mens



mercredi 17 avril 2019

Murs I


Ce qu'il faut faire pour que les murs éclatent, c'est recouvrir ces murs de couleur, trembler le pinceau dans la lumière des projecteurs et y dessiner la foule lavée du bruit et de la poussière. Des images bleues, des figures sans visages, îles pendues au dessus d'un océan écarlate. Ce qu'il faut faire pour que les murs éclatent, y tatouer, là, sur le gris du mur, un bateau et s'y hisser. Là, peindre un pays si grand qu'on pourra s'y perdre, tracer des chemins de pierre et des sentiers de sable, des routes traversantes et des ponts pour enjamber les fleuves et les vallées. Ici, prolonger le sol en un rebord de falaise et le vent qui souffle dérange la couleur. Ma maison debout tout contre la mer. De grandes fenêtres sans vitre, et de temps en temps la marée monte jusqu'au delà des fenêtres, au-dessus du toit, jusqu'à ce qu'on ne voie plus qu'un mur d'eau en face de nous, mais les vagues restent à distance, elles ne s'engouffrent pas par les fenêtres. On ne sent pas l'odeur de la mer.

mardi 16 avril 2019

Trois par trois [Images de départ]


Construire sa maison de cailloux
mais veiller au tigre
qui vit déjà dessous.

Dans chaque maison habite un tigre
ils se penchent en chœur par leur fenêtre
pour me voir passer.

Une foule ahurie se déplace vers la même direction
ils ont à la place des yeux
les globes bleus et verts qui terminent les plumes de paon.

J'ai fait en terre un enfant mort
il est bien trop plat et ses habits trop grands
j'ai fait en terre un enfant mort.

Pendant que l'autre égrène ses succès
et que l'odeur se répand
je me donne un coup de marteau sur le doigt qui se brise comme du verre.

Forcés par le bêtes à nous barricader dans des couloirs et à attendre
que viennent à coups de feu les secours
et le sang se disperse en fourmis visqueuses qui passent sous la porte close. 

Une femme berce un enfant malade et lui injecte
dans la peau des crayons de couleur
au lieu des médicaments prescrits.

Une institutrice dans une salle de classe aux lambris roses
pleure doucement
avec des lampes brisées qui jonchent le sol.

Dans le mouvement des autres et la tempête
tu m'embrasses les paupières
et le visage palpite.

Il s'approche de moi
sa joue contre ma joue lourde et je le porte
comme un excroissance.



lundi 4 mars 2019

Ce qui reste planté


Elle avait ce regard en flèche plantant les choses et s'agrippait à elles de toutes ses grandes mains larges, de ses guiboles fichées dans le sol comme deux troncs d'arbre. De sa voix râpeuse et tendre, elle plantait toujours, avec justesse et obstination. Je ne sais pas ce qui me manque si ce ne sont ces jours de soleil et le frottement des herbes hautes sur nos jambes nues, les grosses pierres qui nous font perdre l'équilibre quand on court dans la poussière. Son dos courbé sur le sol qui plantait et récoltait, plantait, récoltait. Les cris des poules, le chien qui aboie. Ces étés dans le soleil plat de la Beauce et ce qui poussait dans son jardin de broussailles. Je me souviens Elle battait les blancs en neige à la fourchette. Retirait les tiques dans les poils de son chien d'un coup sec. Clouait au mur un papillon de nuit qui s'était posé là sans rien voir venir. Elle s'était avancée, la grand-mère, plantée qu'elle était sur ses troncs d'arbre, avait sorti un clou d'on ne sait où et sans crier gare, cloué l'insecte au chambranle de la porte. Puis, retournée tranquillement à ses affaires, à la conversation qu'elle n'avait pas quittée, avec l'assurance et la droiture des moissonneuses traçant dans les champs. Je me souviens de sa main fermement posée sur la mienne, de son regard pénétrant, de son sillage dans l'espace.