jeudi 22 avril 2021

Pulsions de vie : mes CAP Petite Enfance et Tadeusz Kantor

  

 Des élèves qui soupirent, trainent les pieds, disent à peine bonjour, ne retirent pas leurs manteaux, et qui, en s'asseyant à leur place, gardent leurs sacs toujours fermés bien serrés entre leurs bras, prennent les remarques sans lever les yeux de leurs dessins - de l'art abstrait qui consiste à colorier les carreaux de leurs cahiers au stylo fluo, selon un ordre savant et sans déborder -, ou au contraire en levant les yeux au plafond - aussi des carreaux.     

 C'est l'inertie qui m'a d'abord frappée quand je suis entrée dans cette classe de deuxième année de CAP Petite Enfance. Rien qui ne m'annonce, au premier abord, les troubles dys qui en ralentissent neuf d'entre eux, ni les troubles de l'attention qui font qu'une autre ne cesse de se retourner, trépigne pour se lever en inventant des prétextes ou s'endort sur son bureau, ni la colère brutale toujours prête à surgir de deux autres, ni les remarques méprisantes d'un élève mal dans sa peau, ni les souffrances de ceux qui s'ennuient ou se sentent exclus du groupe. 

 Robert Misrahi dit du désir qu'il est "l'ensemble du mouvement existentiel par lequel l'individu se porte de son présent vers son avenir". C'est ce mouvement qui m'intéresse : le désir d'apprendre. Ce mouvement qui fait que l'adolescent n'est pas poussé de manière passive vers les diverses connaissances et compétences que l'éventail des bulletins officiels et autres socles communs égrène, mais qu'il est moteur de son apprentissage.  

 Étymologiquement, la motivation est parente du moteur et du mouvement, mais aussi de l'émotion, tous trois conçus sur la racine latine mouere, "bouger".

 Qu'est-ce que je souhaite faire, au juste, en tournant autour de cette racine ? Entrevoir la possibilité de provoquer un mouvement qui fait que l'élève sort (é-mouvoir) du relatif confort où il s'est installé, pour qu'il puisse devenir moteur de son devenir ? 

 E-duquer : conduire en dehors. 

 En-seigner : donner le sens, le signe, la direction. 

 Paradoxalement à nos pratiques immobiles (la plupart des cours en France commence quand on ferme la porte de la salle de classe), le but avoué de l'éducation semble de conduire le jeune hors de ce qui l'enferme. De lui indiquer des chemins possibles pour un voyage qu'il effectuera sans nous.

 Sous la colère, le principal problème que je rencontrais dans cette classe était le manque de motivation. Un désintérêt complet pour tout ce que je propose, où le moindre mouvement semblait venir du fait que les élèves voulaient surtout éviter les conflits avec les adultes et les parents, les mots dans le carnet, les heures de retenue.  

 Nous sommes dans une classe où les différents projets ou plans d'aide aux élèves souffrant de troubles dys ou troubles de l'attention sont jugés inutiles. Ce qu'on entend, c'est qu'en CAP, on peut s'en passer. Parce que le niveau est moins élevé, dit-on, parce qu'ils sont souvent en pratique, ils ont moins besoin d'écrire, ils sont souvent debout, parce qu'ils auront forcément leur diplôme, leur dit-on aussi, et finalement, parce que "si tu ne travailles pas, tu iras en CAP", parce qu'un cours de CAP est d'office adapté à ce type d'élèves. Arial 14 et textes à trous.  

 Des têtes renfrognées, des corps endormis, alors que j'ai usé de toute mon énergie et de mes techniques théâtrales pour leur faire une lecture vivante du texte que nous étudions en cours de français. Il y a Marie, Lorraine et Eloïse qui suivent toujours, l'une bien droite et stylo en l'air, les yeux grands ouverts derrière ses lunettes grossissantes, la seconde un demi sourire aux lèvres, et la dernière allongée sur sa table et dessinant, levant la main pour participer comme par pitié pour sa professeure. J'ai l'impression à la fois de passer pour une idéaliste idiote et pour un dragon sans pitié.

 J'interroge ma collègue. Elle répond : "C'est normal, c'est des CAP". 

 J'interroge un autre collègue, qui les a eus l'année précédente, et il répond : "ah oui, ceux-là, je les aimais pas", puis "l'avantage avec eux, c'est qu'ils sont souvent en stage, tu les verras pas beaucoup".  

 Je m'interroge.  

 D'après Françoise Dolto, l'enfant est un sujet par essence désirant. Désirant grandir, désirant apprendre. Le désir d'apprendre est pour elle un désir de prendre sa place dans le monde. Pour Spinoza, le désir est l'essence de l'homme. Le désir de l'enfant lui permet de passer du statut d'objet à celui de sujet, d'acteur de sa propre vie. 

 Je ne fais pas que m'interroger, je m'inquiète.

 Lors de ma première tentative d'intégrer la pratique du conte dans cette classe, je raconte une histoire que j'ai tirée et adaptée d'un récit de Gigi Bigot dans Marchande d'Etoile. A la fin, quatre questions :

- Quel est ton rêve ?
- C'est pour quand ?
- Qu'est-ce que tu as fait aujourd'hui pour ton rêve ?
- En quoi ton rêve est-il bon pour les autres ? 

  A la suite de cette histoire, je propose un travail à mes élèves, celui d'écrire, chacun pour soi, les réponses qu'ils donneraient à ces questions. Je les sécurise en leur assurant que je ne lirais leurs écrits que s'ils m'y autorisent.

 Tous les élèves ont écrit sauf une.

 Et un élève me pose une question : à quoi ça sert un travail d'écriture qui n'est pas noté, que vous ne regardez même pas ? Cette question confirme mes soupçons : certains élèves semblent ne pas être passés au stade du travail pour soi. Ils restent l'objet du désir de l'autre : travailler pour faire plaisir aux parents, aux professeurs, éviter la punition, non pour grandir.

 Ces questions avaient pour but de leur faire prendre conscience de leur moteur, de définir clairement pour qui, pour quoi ils travaillent, où ils vont, pourquoi ? A ces questions, ils sont les seuls à pouvoir fournir des réponses. Le professeur, l'adulte, n'a pas de regard à y porter. 

  Alice n'a rien écrit. Elle est l'une des élèves les plus réfractaires au travail en classe. Elle dort sur sa table, refuse parfois de prendre des notes, bavarde, ne pose pas de questions, est sujette aux crises de colère, ne supporte pas qu'on la rappelle à l'ordre, et devient vite insolente. Elle obtient aussi souvent de faibles résultats parce qu'elle n'essaye pas de comprendre, d'ailleurs ça ne l'intéresse pas. Elle ne répond pas à la question "quel est ton rêve" ni bien sûr aux suivantes.

 Au contraire, Marie, qui rêve d'être chanteuse et tente de passer à The Voice, aime sa formation, sait aussi qu'elle est en capacité d'intégrer un bac professionnel après son CAP, pose des questions, participe, tient son cahier propre et semble à l'aise dans la classe. Alexandra, qui malgré sa dyslexie, persévère depuis la quatrième dans son rêve de devenir infirmière en pédiatrie, est sérieuse, appliquée et progresse régulièrement.

 C'était d'abord avec humour que je baptisais cette classe "la classe morte", comme un clin d’œil à Tandeusz Kantor. Je repense à cette pièce où des petits vieux retournent à l'école, portant avec eux des poupées de taille humaine, symbolisant leur enfance dont ils sont, d'après Kantor, "les tueurs". 

 L'enfance est pour Kantor "la condition humaine de l'artiste", sa capacité à s'émerveiller, à créer, à transformer les choses, et par là, à les dépasser. 

 Alors ces jeunes, qui semblent n'avoir pas d'envies, que portent-ils qui fait que d'avance, en entrant en classe, il s'affaissent et attendent que le temps passe ? Ce ne sont plus des enfants.

 Nos adolescents me rappellent cette classe de petits vieux étranges, car étrangers à l'univers dans lequel ils se trouvent forcés de jouer, portant leur enfance morte comme un fardeau dont ils ne savent que faire, et qui font les cancres comme si c'était une dernière tentative de rébellion, un sursaut d'enfance. Sont-ils ces petits vieux de Kantor que plus rien n'émerveille et qui ont tué en eux leur curiosité artiste, ou des enfants qui refusent de prendre les commandes de leur vie et laissent encore les adultes décider à leur place ? 

  Nous vivons dans une société à rebours, où la jeunesse est sur-valorisée tandis qu'on infantilise les anciens de manière à peine déguisée, quand on ne les éloigne pas de la vie sociale pour leur faire l'aumône, pour les plus chanceux, d 'une visite par semaine. Est-ce dans ce monde-là que nous voulons que nos jeunes s'insèrent ? Nous valorisons des jeunes qui réussissent dans les matières générales, qui s'orientent vers des professions d'ingénieurs ou de chefs d'entreprise. Qu'en est-il de ces jeunes qui au contraire, se tournent très tôt vers le social et le soin à la personne, le don de soi ? Qu'en est-il de ces professions aujourd'hui tardivement mises en lumière par la crise sanitaire qui immobilise la planète ? Ce sont justement dans ces domaines que mes élèves ont choisi de s'engager. N'est-ce pas encourageant, au final ? 

 Est-ce que je leur ai dit, cette année, à mes élèves, que c'était rare et précieux, des gens comme eux ?

 Alors, peut-être j'exagère. Peut-être en effet tout cela est normal. Après tout il est bien connu que l'adolescence est une phase où la personne, comme la Belle au bois dormant, reste en sommeil avant de s'éveiller à nouveau. Peut-être cette passivité est passagère.
 
 J'ai parlé de cette perte du goût de grandir, d'aller vers l'avant, de se projeter dans un avenir. Peut-être nous touchons là un autre problème. Le problème ne vient-il pas du fait que l'école ne promet le bonheur que dans un avenir incertain ? Après sa découverte de certaines écoles pédagogies alternatives en France et à l'étranger, Emile Le Menn remarque : 

"Il m'apparaissait alors très clairement qu'il était vain et néfaste de prétendre que la frustration actuelle qu'on inflige à l'enfant en le rendant passif et docile aurait un but noble : son épanouissement professionnel futur. Cet épanouissement futur qu'on promet à l'enfant à condition « qu'il travaille bien » ne va pas sans un épanouissement présent. Car un enfant heureux est un enfant qui apprend mieux, la recherche l'a démontré. Or un enfant que l'on frustre, que l'on coupe de toutes ses envies, de tous ses besoins primaires de mouvement, peut difficilement être heureux."

 Peut-être à l'école doit-on aussi repenser notre rapport au temps. En faire un lieu où l'enfant, l'adolescent peut s'épanouir, et pas un lieu d'attente aux marges de la vie qui déboucherait sur un bonheur incertain.
    


Plus de récits dans Entrées en classe : récits d'enseignants débutants.

And I noticed it's turning

 


Naissance


 

A partir de maintenant, tout est vrai


Je me réveille un matin, j'ai fait quelques rêves, après la lecture tardive d'articles traitant du dérèglement climatique, toutes sources confondues, médias nationaux ou alternatifs. Mais quand je me réveille ce matin, il n'en reste déjà que la buée – on s'habitue à tout.

Peu à peu, au fil du matin, cette buée prend la forme d'une question. 

Et si la situation empirait ? 

Si plutôt qu'une sortie, ce n'était qu'un répit qui nous attendait cet été ? 

Si plus rien de ne redevenait comme avant, parce que les dégâts causés aux humains, aux forêts, aux océans, au système lui-même dans lequel nous sommes empêtrés, étaient irrémédiables. 

Je veux bien que tout redevienne comme avant parce que je m'y trouve pas mal, moi, dans ce système. Je sais jouer. J'en connais à peu près les règles.

Ce n'est pas comme si, ces questions-là, je ne me les étais jamais posées. Ni comme si je n'en avais jamais pris la mesure. Mais j'oublie. Régulièrement je me rappelle et puis j'oublie. Je ne l'ai certainement toujours pas prise complètement, à cause de l'effroi qu'apporte cette prise de conscience. Ce même effroi qui empêche nombre d'entre nous de s'intéresser aux dégâts environnementaux causés par chacun de nos gestes. 

S'il nous fallait changer profondément notre manière de vivre ? Pas plus tard, pas dans un an, mais tout de suite ? 

Si tous nos problèmes actuels, notre avancement dans notre carrière, l'appartement qu'on veut acheter, nos problèmes relationnels, sentimentaux, nos projets pour l'été, notre ego qui réclame encore un peu plus d'attention, si tout cela n'était que de faux problèmes ? 

Si on les avait inventés, dans une sorte de fiction collective à laquelle chacun croit plus ou moins, et qui nous embarque ? 

On sait. On a regardé Matrix. On connait l'histoire de la caverne de Platon. C'est intéressant. Et cependant on oublie.

Si tout cela n'avait pas plus de réalité qu'un mauvais jeu de société ?

On agit tous les jours, on a plein de choses à faire, on oublie que chaque acte a un impact parce qu'on n'a pas le temps d'y penser, et puis qu'est-ce qu'on y peut, c'est comme ça que va la vie, c'est comme ça qu'on a appris, on pense à soi, un peu à ceux qui nous entourent et ça suffit. Et que dire de ce qui nous entoure ? Il faut avoir le temps pour ça, qui a du temps ? Le temps c'est précieux, il faut bien l'occuper.

Mais le monde est fragile, il est blessé, il part en fumée et se noie juste après, il a des limites, il nous porte et ne nous supporte plus.

A partir de maintenant on ne doit plus perdre une minute à faire autre chose que des actes de guérison.

A partir de maintenant on ne doit plus vivre en ne pensant qu'à soi. A partir de maintenant on ne peut plus être isolé, parce qu'on n'a jamais pu l'être, parce qu'en vérité nous sommes tous connectés. A partir de maintenant il va falloir se parler et essayer de se comprendre, parce que sans ça on est séparés et réduits à poser des actes fragiles et inefficaces. A partir de maintenant il va falloir s'accepter, s'aider, s'écouter, et faire en sorte que chacun exploite autre chose que les ressources limitées de la planète : ses potentialités, ses forces, ses intelligences. 

Si à partir de maintenant, tout est vrai, alors nous cesserons de gaspiller notre énergie dans une activité qui parfois n'a de sens que pour les investisseurs, qui nous dévore, nous frustre, nous prive de nos joies, qui est complexe, tellement qu'on rentre tard le soir, qu'on n'en dort pas la nuit, qu'on se lève tôt le matin, mais à quoi ça sert de faire tout ça ? on oublie qu'on est un corps qui souffre, qui sent, qui se déplace, on oublie son poids dans l'espace, on ne voit pas ce qu'il se passe autour, ni les oiseaux, ni les arbres en métamorphose, ni l'écureuil qui nous regarde, on ne sait plus ce que c'est qu'aimer, on croit pouvoir s'en passer, on n'a pas de temps pour la poésie, on croit que passer du temps avec nos proches c'est perdre son temps.

A partir de maintenant, tout est vrai. Et on n'a plus le droit de dire, c'est ma, mon chef qui veut ça, ce sont mes parents qui ont dit, c'est la société qui m'y pousse. A partir de maintenant chaque acte que tu poses est important et tu es consciente, conscient de l'impact qu'il a sur toute chose, humaine ou non humaine, vivante ou non vivante, autour de toi, et en toi. Tu prends conscience de sa résonance. 

A partir de maintenant, tout est là. Toi aussi tu es là. Tu n'es pas là par hasard. Tu as ta place dans ce monde. Nous avons besoin de toi. Nous avons besoin de toute ton énergie. Nous avons besoin que tu te sentes bien, que tu sois en paix, que tu n'aies pas peur du regard des autres, ni de tes émotions, que tu prennes soin de toi, que tu t'acceptes, que tu t'exprimes sans te juger, sans juger, que tu sois douce, sois doux avec toi-même, pour l'être avec les autres. 

Reprenant les paroles de son père, Nancy Huston écrit Je suis parce que nous sommes. Rien ne se fera si on reste enfermé chez soi et qu'on attend. 

On est tous en manque d'attention. Les vivants sont en manque d'attention. Les arbres, les insectes, les animaux, les poissons, les pierres, les humains, les plantes, les vers de terre sont en manque d'attention. 

Et pour combler ce vide, faisons-nous l'effort, même maladroit, de donner ? ou attendons-nous d'en recevoir avant de se considérer capable d'en donner ? 

Qu'avons-nous à donner ? 

Qu'est-ce qui nous empêche de donner ?

A partir de maintenant, tout est vrai. 

On a perdu assez de temps à jouer à un jeu qui nous fait du mal, alors levons les yeux du plateau et regardons-nous. Regardons. 

Par rapport aux pions qui nous représentent, ne sommes-nous pas plus grands, plus beaux, plus souples, plus touchants, plus complexes, plus différents, plus mobiles, plus surprenants, plus riches enfin, que des pions de monopoly ?