mercredi 30 août 2017

Brouillons

Chère Clara,

Tu me vouvoies c'est joli le vouvoiement il y a
une certaine distance mais pas de froideur
comme celle que prend un peintre quand il regarde connaisseur une toile il y a
quelque chose comme si tu trouvais que l'autre était à la fois
beau
étrange
multiple
"Tu" est plus affûté
si tu affûtes la pointe de ta parole peut-être tu trouveras mieux
tu trouveras
je ne suis pas familière
je ne suis pas intrusive
je ne pose pas de questions gênantes
je n'attends pas de réponse
mais je te tutoie je te dis tu même dans mon silence
je ne veux voir les gens que comme ils sont dépouillés comme moi désemparés nus débarrassés de ce qui les encombre et les dissimule les poussières les visages les sourires les petits mensonges où on se replie pour être soi en continuant d'avoir l'air...

Chère Clara,

Je ne t'ai toujours pas répondu ces lettres ne répondent pas ces mots demeurent dans mon cahier à chaque fois j'essaye c'est pourtant pas compliqué de répondre à ton message tout ce qu'il y a de plus classique j'écris parce qu'il faudra bien répondre un jour bien répondre vraiment je veux dire réellement je suis loin. Pardonne moi. Pardonne mes excuses stupides c'est un peu pour qu'on me plaigne j'ai besoin qu'on me pardonne de me perdre un peu de ne pas remplir aussi vite que possible ma liste de choses à faire de me pardonner moi-même d'avoir mis de côté une partie de moi, en attente. Je te fais attendre je ne sais plus répondre aux mails je ne sais plus.

Chère Clara,

Je te promets je vais te répondre.
Je me suis dit prends un stylo, écris un brouillon ça vaudra mieux que tes mails rapides que parfois tu jettes sans relire en cliquant sur le bouton qui dit "envoyer" sans même le regarder ta main sait très bien où il est, comme un garçon qui demande, très vite et maladroitement, à la fille qu'il aime de sortir avec lui, comme j'envoie le beau Max dans les roses sans même lui dire merci parce qu'il m'a fait mal, tant pis pour lui.

Chère Clara,

Je te réponds pardonne-moi de te tutoyer c'est une méchante habitude, pardonne-moi.
Bonjour à toi...
Je ne suis pas un ange je suis diabolique je ne contrôle pas toujours le poison qui tourne lentement dans ma tête jusqu'à entrer en ébullition à tel point qu'à peine la bouche ouverte il se jette au dehors pour blesser qui sera en face de moi tu n'es pas obligée de le savoir. Bonjour.

mardi 29 août 2017

Eluard


Prends garde c'est l'instant où se rompent les digues
C'est l'instant échappé aux processions du temps
Où l'on joue une aurore contre une naissance

Bats la campagne
Comme un éclair

Répands tes mains
Sur un visage sans raison
Connais ce qui n'est pas à ton image
Doute de toi
Connais la terre de ton coeur
Que germe le feu qui te brûle

Que fleurisse ton coeur
Lumière

"L'aventure"

samedi 26 août 2017

Théâtre

     

   Il faudra aller encore plus loin, poser les deux mains bien à plat sur ton visage, geste à jamais esquissé, ton visage rugueux tes yeux que je rencontrais parfois dans la rue, seuls, sans le reste du visage et sans en connaître la couleur, tu as l'air absent des miroirs, ce que tu vois sans en avoir l'air tu entres à l'intérieur, comme cela, sans pudeur, sans excuse, avec un sourire et voilà ton visage qui se dilate et s'étire comme un vieux masque qui glisse à présent que j'aurai les deux mains bien à plat sur ton visage, prisonnier le sourire retiré le masque comme une vieille chose tu n'auras plus de secrets pour moi.
   Je sais à peu près quelle forme ont tes yeux, dans la rue j'ai cru les voir partout, ils étaient flous, ils avaient perdu leurs contours comme les vagues gonflent, brisent tranquillement les digues et partent à l'aventure - alors ils sont là, vagabonds, hésitants au coin des rues, cherchant un visage qui ressemble au tien, un à un ils essayent les visages comme on enfile au hasard un vêtement prêté ils se serrent pour ne pas déborder, je l'ai fait, les deux mains bien à plat sur ton visage et les deux yeux dans les tiens pour te faire rire.
   J'ai voulu connaître le goût de l'océan, j'ai enlevé mes chaussures, j'ai marché pieds nus dans la boue, pieds nus sur les pierres, pieds nus sur le sable et chaque fois la boue les pierres et le sable se collaient à moi comme une seconde peau - j'ai dragué l'océan, brisé les digue, pour qu'il se lève enfin qu'il retire et la poussière, et les costumes, et les masques.

Chercheur d'or II


ses yeux sont mêlés de langages ils
traversent des mondes
des systèmes complexes où chaque mot
est si grave il
l'attire et
l'égare

il y a dans ce système de larges espaces vides où il se perd
croyant y trouver une planète malmené par le langage
sa pensée enchevêtrée
ne sait où se poser
il possède
plusieurs cartes de l'univers et constate
certaines routes se croisent sans jamais se rencontrer
certains trésors n'ont qu'une entrée
et d'autres inaccessibles
ne peuvent être approchés que par de longs détours
au bout de la route une paroi le sépare encore de la source

inépuisable optimiste
il a superposé ses cartes l'une à l'autre pour se donner la chance de connaître
tous les secrets de l'univers
mais le papier est opaque et fragile
le schéma
difficile
il reste de longues heures à faire et défaire
le plan du labyrinthe



Chercheur d'or I


ça y est
il savait que ce temple était le centre
je le vois dans ce temple
suivre des récits un à un entre eux mêlés
puis les détacher
tracer des chemins
de longues galeries par lesquelles il erre sans savoir
je le vois se perdre
découvrir chaque livre dans tous les livres
se prendre aussi bien pour Henry James
Goethe
ou l'auteur du Quichotte
feuilleter des romans à la recherche
de trésors
enfouis
intacts et secrets
pendant des mois exhumer des récits
de longs chapitres
à la recherche
de reflets toujours plus variés
objets plus vastes que
ces puits
plus profonds que
ces galeries traversées

au sortir des galeries la lumière l'aveuglait

vendredi 25 août 2017

Souris


     Il l'avait bien observée. Il l'avait mieux comprise qu'elle-même n'avait pu le saisir, alors qu'elle a passé des mois à guetter ses mouvements, à écouter ses paroles, ses accents. Elle a besoin d'exister, d'être là, de compter pour d'autres, elle irait même jusqu'à dire, juste pour elle et tout bas encore, elle aimerait qu'on l'admire, elle qui n'aurait pas osé dire quelque chose. Elle ne levait pas la main. Elle qui riait toujours trop fort, elle dont on n'aimait pas la voix quand elle pleurait, elle qui ne devait pas crier, pas hurler, elle qu'on disait douce, affectueusement, parce qu'elle avait une petite voix et de ses yeux très noirs. Ma douce, disait-on, sois douce, sois mignonne, elle sait comment aller tout au fond de sa voix, chercher la caresse qui fera sourire l'autre, qui appellera la douceur, la gentillesse, la compassion, la pitié, comme si elle était un petit animal fragile et tremblant, elle sait comment faire, elle ne doit pas montrer sa colère, voilà, comme ça, souris. Souris. Elle sourit on l'entend à peine couiner sa tristesse, on la caresse du bout des doigts en tendant le bras à travers la porte de la cage, elle s'est réfugiée tout au fond et respire fort. Ma douce. Ma souris. Grise pour mieux se fondre dans la poussière et la cendre.
     D'où sa stupeur la première fois qu'elle a enseigné. Trente pairs d'yeux rivées sur elle, qui la prennent au sérieux, trente personnes convaincues qu'elle sait mieux, qu'elle a des choses à leur apprendre, qui n'imaginent pas une seule seconde que le contraire soit possible. Ses élèves, en quelque domaine bien dissimulé, ont été ses premiers professeurs.

     Ne s'est-elle si longtemps réfugiée dans l'écriture que parce qu'elle attendait l'heure d'exister dans le présent, l'heure de la parole fluide et facile, l'heure des vérités qui éclatent et retournent la vie comme un gant ?
     Mais elle écrit encore, à chaque échec, elle écrit, elle échoue encore, l'écriture est le témoin régulier de ses fragilités, de ses éternels recommencements.

     Elle lit dans les gens comme dans les livres. Ils lui apportent tout à trac leur histoire in medias res sans début sans suite et parfois, en parlant, posent leurs yeux sur elle imperceptiblement tirant à eux quelque détail non de son histoire, mais qui pourraient résoudre leur propre énigme. 

mardi 15 août 2017

Parole d'étoile

    Encore un soleil qui se couche. Je suis la course du soleil, le chemin est long, je le suis jusqu'aux terres arides, jusque là où le sable et le vent ont absorbé sa couleur et son poids ; je le suis jusqu'aux extrémités de la terre, là où il danse en frôlant l'univers, je me tiens debout, bien debout toute droite entre le ciel et la terre, c'est là qu'éclatent ses couleurs, là où il veille des mois durant, rend la journée si longue qu'elle a l'air faite pour la vie étirée des géants, et grandissant avec lui je le suis, je le suis quand, lassé, il émiettera sa face dans la rivière. Je le suis jusque dans l'eau, me coulant par le miroir qui reflète séparés les éclats d'une lumière mobile, je me plonge dans une tache de soleil, je le suis sous l'eau où les choses se renversent, où le silence est profond et le jour transparent, ralentie je le cherche encore dans la rivière, mais s'il n'y est pas.
     Je suis sur le chemin de pierres, je suis en équilibre sur le mur qui sépare le jardin de la rivière, j'ai mes pieds nus sur les pierres, j'aime les sentir dures sous ma peau, j'aime sentir la chaleur qu'elles ont accumulée tout le jour, j'aime les pierres de ce mur en été, j'aime être là tout là-haut et sentir qu'autour de moi comme d'une étoile l'espace s'organise et se déplace à mesure que j'avance, je vois le jardin tourner sur lui-même en douceur, se retourner pour être bien sûr ne pas me perdre. Je m'en irai saisir le soleil ou tous les morceaux qu'il sème en partant ; tout au bout bondir et continuer sur la terre et les cailloux qui piquent les pieds, il faut aller au plus loin tout droit vers le soleil qui se couche, il se couchera encore avant moi, je resterai là encore debout juste à côté de la rivière qui cache en elle les éclats du soleil comme des pétales arrachés. Je suis le soleil.