dimanche 3 décembre 2017

Parole d'oiseau


Tous ses gestes sont lents et précis, sa parole est rare et si on écoute, on entend les mots qu'il tourne et retourne dans sa tête toute la journée et ça donne le vertige de suivre ces mots qu'il ne dit pas qu'il observe et pèse sans s'en apercevoir à demi les tournant et retournant tout en travaillant à autre chose. Il laisse les mots l'envahir il les laisse entrer un à un en file indienne et occuper l'espace de sa tête et ça ne le gêne pas, toute la journée, des mots dans sa tête.
Tout à coup c'est le silence. Il parle. Il croit dire des choses importantes pour la seule raison qu'il a laissé ces mots-là enfermés pendant des heures et des jours parfois, croyant les faire mûrir. Il est un peu fier. Il parle dans un sourire. Il sait l'effet qu'ont ses mots sur les autres, il sait qu'on ne s'y attend pas, il sait que sa voix chante un peu et qu'elle vibre comme le vent dans les feuilles, comme la houle sous la mer, il surprend, il s'amuse à surprendre, de sa belle voix qui semble venir d'un temps ancien et pour cela, ce qu'il profère aurait du sens et davantage que ceux qui ne chantent pas. 
Te fais pas d'illusions, tu dis n'importe quoi. 

mercredi 8 novembre 2017

Je pars sans toi



je préfère
je préfère que tu dises que tu te sais
déplacé
éloigné
absent même
que tu ne m'entends pas
que tu ne me comprends pas
que ça t'est égal dis-le
plutôt que de faire semblant
m'emmener
par la main
avec toi
dans tous les recoins
de ton jardin

tu respires comme un chien qui joue avec une branche morte

est-ce que tu l'as vue, la carte du ciel imprimée sur mon visage ?
et les nuages qui passent quand m'effleurent le soleil et ta joue ?
est-ce que tu vois ces collines et ces vallées ces gouffres ces forêts ces rivières les chemins sinueux qui mènent aux lacs gelés qui sont au bout des doigts ?

écoute
il y a des instants fragiles des insomnies des déchirures
il y a des bouches pleines d'étoiles

ferme les yeux
il y a des funambules et des vertiges des océans des pyramides
il y a des monstres à sculpter et des arbres hauts comme des cathédrales tu peux grimper en haut des arbres

regarde
il y a des nuits pleines de lune
il y a des villes de cheminées en flammes et de squelettes de métal longeant des ports en fumées et brouillés de pluies obliques
il y a que le ciel même se déplace
et la nuit dans les trains
des mains qui palpitent comme des phalènes et font ricocher la lumière

à moi aussi
seul manque ta peau qui vacille
le lieu que j'habite est vaste
si tu restes sur le seuil je pars sans toi
si tu entres sans voir sans entendre ou sentir
des gouffres ou des vertiges
t'en reviens les mains vides
et moi saccagée je m'applique
avec gestes lents et voilés
à effacer les traces que tu m'as laissées

je pars sans toi
je te laisse, tes mots, tes fleurs, ta peau
je les ai déposés sur le seuil je pars sans toi
je mets mon téléphone en mode avion
je pars je prends le train pour l'océan
je parle une langue que tu ne connais pas
et chaque mot te dit va-t'en
de l'autre côté du monde et de la langue
tu n'existes pas

samedi 4 novembre 2017

Rilke à Balthus

février 1921

"Il y a nombre d'années j'ai connu au Caire un écrivain anglais, M. Blackwood, qui, dans un de ses romans, émit une assez gentille hypothèse ; il prétend là que, toujours à minuit, il se fait une fente minuscule entre le jour qui finit et celui qui commence, et qu'une personne très adroite qui parviendrait à s'y glisser sortirait du temps et se trouverait dans un royaume indépendant de tous les changements que nous subissons ; à cet endroit sont amassés toutes les choses que nous avons perdues, les poupées cassées des enfants, etc., etc.."

mardi 31 octobre 2017

Sylvie Germain


"Il ne cessait de lire, et sa mémoire était immense ; il retenait tous les livres. Mais il les retenait d'une telle façon que sa mémoire évoquait moins une bibliothèque qu'une vaste volière ou une grande serre car sitôt lus, les textes laissaient proliférer leurs mots en lui, se métamorphoser en images, en sons, en mouvements. Les textes prenaient vie en lui, - une vie étrange, toute cérébrale, mais intense, un peu loufoque aussi. Son regard sur les gens était semblable à celui qu'il posait sur les livres, - perçant, vivace, et légèrement follet."

Sylvie Germain, Nuit-d'Ambre

Métamorphose

Svetlana Bekyarova, Ikar's daughter
     Dans l’arbre blanc, on penserait qu'un oiseau bondit de branche en branche, il agite ses ailes et secoue sans ménagement toute l'harmonie que j'avais mise en place. Il s'agite et je devine, dans ce petit corps, qu'une force irrésistible et autoritaire l'empêche de rester en place. Son cœur d'oiseau qui bat si vite ses pensées qui roulent des images de galaxies et d'étoiles, je les entends d'ici ; de même elle roule de branche en branche, ma sauvageonne, mon oiseau-comète, comme un astre saisi à même le ciel, un jour elle tombera de l'arbre, je l'imagine rouler sous les herbes hautes, peut-être tout brûler à son passage, à force de rouler ainsi entre les branches, je sais ça la fait rire de penser qu'on s'inquiète pour elle, je sais, elle se croit invincible, et bien sûr, si elle venait à tomber elle écarterait grand ses ailes et éviterait la dure rencontre avec le sol, eh bien, à force de rouler ainsi entre les branches elle en cassera une, parce qu'elle ne fait jamais attention à rien, qu'elle fasse tomber des fleurs, ce n'est rien, mais qu'elle casse une branche ! et il tomberait, cet oiseau-là, lui qui croit qu'il peut encore voler, il tomberait et se ferait mal et je veux encore entendre un peu son drôle de rire avant qu'elle grandisse ou se disloque, et je ne veux pas qu'elle roule sous les herbes, ce n'est pas sûr que je la retrouve, petite comme elle est, a-t-elle vu la hauteur de ces herbes-là, les branches d'un mirabellier, c'est traître, ça se casse ; elle est drôle, elle rayonne, avec ses cheveux blonds en bataille, ses joues rouges, ses grands yeux bleus qu'on peut voir très ronds dans un blanc laiteux quand elle admire – j'aime que fleurissent ses yeux que sa bouche éclose que son nez s'avance un peu pour sentir – mais elle ne fait attention à rien, elle entre, elle sort, elle fait comme chez elle et personne ne lui dit rien, elle casse des choses, elle fait du bruit dans la maison de la grand-mère et la grand-mère ne dit rien, elle fait mine qu'elle est sourde et sourit en coin, sourit qu'on vienne enfin faire du bruit dans sa maison, elle fait mine qu'elle est vieille et que ça ne l'atteint pas, mais c'est vrai qu'elle s'en fiche, on peut venir chez elle et tout mettre sens dessus dessous, ça lui est égal, tant qu'il y a du bruit ! j'ai appris à apprécier ses bavardages qui ne disent rien, qui se répètent et tournent en boucle comme un vieux disque, avec chaque fois une voix plus éraillée, j'ai appris à apprécier ses bavardages pour avoir seulement le loisir d'admirer ses rides, ses lèvres fines comme du papier qui a pris l'eau, son visage monumental, qui se laisse regarder sans ciller sans rien cacher mais sans ouvrir ses portes ; la grand-mère, l'arrière grand-mère fermée à clé, qui ne dit rien que les choses sans importance est-ce que tu veux encore un peu de lait ? oui, non, je n'en sais rien, ne reste pas ainsi rentrée en toi-même comme dans une coquille, il faut que tu me parles, que tu me guides le long du chemin de tes rides, que tu m'aides à naviguer dans les deltas qui sont aux coins de tes yeux, et elle reste de marbre figée dans des mouvements anciens, de plus en plus courbée, et la confiture ? tu l'aimes, la confiture, c'est mon oncle qui en faisait de la confiture, elle était bien bonne ; et moi qui croyais tout savoir, me voilà face à l'indéchiffrable, ce visage creusé et doux comme une façade ancienne lavée par les eaux.

un coeur rotatif

     Elle a ce rire-là, comme celui des oiseaux entre eux, ce rire sonore et multiple. Elle a cinq ans sans doute, peut-être moins, elle ne parle pas comme les enfants de cet âge. Elle gazouille, elle chantonne pour elle-même quelque mélodie qu'elle s'invente au fil de ses voyages. Elle ne chante que quand elle se déplace, autrement, elle est muette, oui, c'est vrai, autrement, on ne l'entend pas. Elle vient s'asseoir quand elle en a assez du mouvement et du bruit et elle écoute. C'est à ce moment-là que je lui raconte des histoires, je crois que ce qu'elle veut, quand elle vient, quand elle s'est assez dispersée dans l'espace, tout ivre d'air et de lumière, quand elle a touché tout ce qu'il est possible d'atteindre, dans le jardin, dans le village, quand elle a recueilli assez de bosses et d'hématomes pour la journée, qu’elle est ainsi fleurie déformée transformée, ce sont des histoires ; elle arrive, attirée par une parole qu’elle ne maîtrise pas, autre que ses rires et ses appels, elle arrive doucement craignant de déranger, elle pose des questions, de l'air innocent qu'elle prend quand elle veut être sage, seulement pour me pousser à raconter. Elle hésite, elle cherche les mots pour ouvrir la parole, elle tremble un peu, encore émue des courses et des chansons, elle pense s'asseoir, elle danse d’un pied sur l’autre et reste debout quelques temps. Elle fait semblant d'être sage. Pour elle, c'est comme un jeu, mais au fond, elle voudrait être sage, elle prend le jeu très au sérieux, alors elle tente d'apaiser en elle ce qui s'agite, ce cœur rotatif qui la fait comète, qui la déplace pour être partout au même instant.

Métamorphose

      Je connais l’arbre à toutes les périodes de sa vie.
      Le mirabellier lourd et sucré de l’été qui commence,
      le mirabellier du milieu de l’été, mangé, grignoté, plus de beaux fruits, trous dans les feuilles,
      le mirabellier de l’automne, dont les feuilles craquent et se froissent,  bruit sec des pas sur les feuilles, je fais pourtant bien attention mais je suis lourde, à présent
      (je n’aime pas que craquent les feuilles mortes,
      je n’aime pas que les feuilles soient mortes.)
      Le mirabellier d’hiver, noir et nu, qui laisse à découvert la complexité des branches, la délicatesse des ramilles, et les ramilles frissonnent.
      Je connais sa blancheur au printemps.
      Je la surveille, pour ne pas la manquer.
      Je sais exactement où poser mon pied, sur quelle branche m’appuyer.
      J'ai des pétales dans les cheveux et sur les yeux.
      Je secoue une branche pour que tombe sur moi une pluie de pétales blancs.
      Je ferme les yeux.
      Je plonge mon nez dans les fleurs jaunes, je m’approche un peu trop comme si l'odeur était plus pure et plus forte encore quand on est très près je veux la prendre dans tout le visage, je plonge mon nez dans les fleurs et parfois, ce n'est pas ma faute, je les abîme un peu.

mardi 24 octobre 2017

Métamorphose

Sans le vouloir il a pris leur apparence. Il est long et filiforme. Il paraît plus long encore à cinquante ans qu’à vingt. Il est plus robuste, aussi, il tient plus fermement au sol. Il semble n’avoir jamais cessé de grandir. Il a une tête immense et lourde qui dodeline avec le vent, des cheveux frisés et bruns forment une couronne épaisse. Il a de grandes mains qui tournent et s’agitent comme des feuilles au vent, et de ces gestes un brin délicats où affleurent la conscience et le respect. Il marche sans faire de bruit et tout ce qu’il porte a pris la couleur de la terre. Il ressemble à un arbre en voyage. De l’arbre aussi, il a ce rayonnement à la cime, ces longues mèches qui poussent à son insu, il les coupe avec une régularité de connaisseur, comme on fait des branches d’un arbre hirsute pour ne pas le blesser. Il a des gestes savants. Il effleure tout ce par quoi il passe et méthodiquement, imperceptible, il comprend la gêne et le manque. Un peu médecin, il frôle le dessus et capte l’intérieur. Il a vingt ans, arbre long, fin, itinérant. Il a soixante ans. Plus long encore il a laissé pousser ses cheveux, décidé à prendre racines. Il a cinquante ans, plus personne, depuis longtemps, plus personne pour le soutenir, remplacer les fleurs épuisées par de nouvelles, réparer la porte de la serre, apporter de l’eau, une autre tondeuse, pendant trente ans il était là, il ramenait le jardin à la raison et à la vie, petit à petit, par poussées d’un millimètre, tailles très douces et juste assez d’eau pour qu’éclatent les couleurs au soleil. Il a vingt-cinq ans et de ses grandes mains pointent des pétales vifs et brillants. La tête de la fleur bercée par le déplacement de l’air à son passage se penche un peu, lourde et charmée, elle semble l’écouter chanter à mi-voix. Il a quarante ans, il enfante encore des fleurs. Il a cinquante ans, il enjambe les débris, plus longues sont les enjambées, il a soixante ans, le jardin cesse d’entendre, il murmure comme font les sourds enfermés, pendant longtemps, il avait prévenu la folie de ce lieu. Il a quatre-vingt ans, ses cheveux souples et longs tombent en cascade et sa tête vacille sous les coups du vent.

Novarina


"Pratiquer l'incarnation sans distance. Avec humilité, c'est-à-dire le goût de l'humus qu'il y a dans l'homme, le goût de la terre toujours dans notre bouche, l'odeur d'humus qu'il y a dans l'homme"

Pendant la matière, CCLXXX

lieux vides avec fantômes IX


lieux vides avec fantômes VIII

Des verres qui s'entrechoquent, une casserole frappe un peu brutalement la plaque électrique.  On s'habitue à un lieu. On s'y installe, on met les coudes sur la table, quand on a bien tout rangé on regarde. On voit la maison en relief pendant quelques temps, on observe l'effet de la lumière sur les murs, les reflets, on guette les changements de couleurs des surfaces en fonction de la lumière et de l'inclinaison du soleil, de l'ampoule, on se sent bien sans doute. Avec le temps quelque chose en nous prend la forme de cette pièce et la recouvre, prend la forme de la maison et du champ qu'il y a en face, du village tout autour. C'est comme cela qu'on se sent chez soi. 


Temps qui passe et le lieu brusquement s'efface. On ne prendra pas le temps de fermer toutes les portes, inutile. Ce lieu-là n'existe plus. Le temps passe, années après années, saisons après saisons, le vent souffle et balaye.

Indiscret, le regard (l'objectif) clandestin. 
Fragments. 
Manque encore la voix, 
manque le bruit des pas,
quelqu'un siffle et traverse le couloir
manquent des visages d'occupants, d'anciens occupants tant pis. On les remplacera.

lieux vides avec fantômes VII


Deux voix s'élèvent, importunes, s'ouvre l'espace tant retiré, disparaissent les cloisons les murs les parois factices et ainsi reprennent forme, des espaces qui longtemps avaient cessé d'exister.
Portes fermées mais enfin, entrebâillées, ressurgissent des couleurs veloutées surprises alors que le temps, la mémoire, travaillaient lentement à les effacer, dans la lumière adoucie par des vitres obstruées. J'ouvre la fenêtre, la lumière d'un printemps tardif entre, s'installe et révèle. On a bien voulu ranger toutes les lumières, on les a rassemblées dans un tiroir à la hâte, sans faire plus attention, sans même prendre la peine de remettre à sa place le tiroir. Certainement la poussière se chargera du reste. C'était un acte inutile, plus symbolique qu'autre chose ; et d'ailleurs si l'on avait vraiment voulu éteindre toutes les lumières il aurait fallu mettre des rideaux aux fenêtres et fermer la porte à clé, mais non.


Et je me faufilerai entre les souvenirs, parmi ceux des anonymes qui sont passés par là, ont remué chaque meuble, chaque chaise, chaque objet familier - objets chers ou indifférents, utilitaires ; parmi ces souvenirs j'ajouterai ma trace, je tenterai de percer le mystère de ces vies oubliées. Et déjà nos visages s'effacent dans la lumière, déjà ce n'est plus important. Bientôt, comme tant d'autres, nous ne seront que passés par là, n'auront fait que déplacer la poussière qui, sans s'affoler outre mesure, reprendra son lent travail d'ensevelissement. 


Peu importe, que les portes soient fermées ou non, les fenêtres grandes ouvertes, que le soleil brille ou non, il n'y aura bientôt plus personne pour révéler ces lieux morts, - avant l'arrivée des prochains clandestins.

lieux vides avec fantômes VI


Porte à porte, je frapperai, les mains vides et pourtant, ayant un regard à offrir, je forcerai l'hospitalité, j'irai de porte en porte explorer d'anciens espaces que l'on croirait fermés. Dans chaque demeure j'entrerai, je dérangerai les souvenirs qui sans pudeur, sûrs de leur abandon, étaient demeurés nus et béats, s'offrant à la poussière années après années, dans une immobilité heureuse, figés dans le désordre.


lieux vides avec fantômes V

     Les portes étaient ouvertes, les fenêtres immenses laissent entrer la lumière. 
     Lieu sacré où toutes les lumières se concentrent, vaste espace de silence où le temps semble n'avoir pas de prise. Tables pour se faire plus haut, se mettre à la hauteur de ces vastes fenêtres, voir loin, voir grand, renouveler son regard, par l'intermédiaire des fenêtres, des carreaux qui découpent, composent et donnent un sens à l'espace du dehors ; occuper l'espace à grandes enjambées, y lâcher un flot de paroles, y fermer la porte pour que se répercute aux parois de verre les paroles que l'on lance à tue-tête, qu'elles rebondissent, se répètent et s'amplifient. Tout voir à travers les fenêtres de la maison de verre, percevoir son reflet par dessus la forêt, voir la lumière s'intensifier par un excès de poussière, voir la forêt tout d'un coup se révéler fourmillant, dansant tout autour, par une brusque entrée dans une terre de vide et de silence. 
     Lieu construit, tout entier opposé à la forêt, île de chaleur et de repos pour le voyageur ébranlé par la tempête.
     Avide de silence, quand trop longtemps il a entendu le murmure du vent dans les branches.
     Ébloui par la lumière et le bal des grands arbres, quand sans les voir il est passé en soufflant à travers eux. 
     Mais lieu de passage, seulement, toutes les portes étant restées entrouvertes. 
     Le passage, même, l'arrière de la salle insiste. 
     La forêt entre pas à pas, en secret, dans l'espace insulaire.

lieux vides avec fantômes IV



      Long jardin à dérouler, dans lequel on ne peut pénétrer qu'en employant un détour et quelques ruses. Toutes les fenêtres sont éclatées. Il arrive que la serre soit morte, aussi n'y a-t-il pas une plante dans les pots dispersés. Les feuilles s'amassent d'un automne à l'autre, toute organisation est rompue, l'eau s'écoule à l'intérieur par habitude, sans se gêner, sans rencontrer d'obstacle. 


     Ailleurs la plante a repris ses droits. Dans l'ombre et le silence, la voûte de la serre rappelle la coque d'un bateau renversé et je marche doucement, dans les débris d'outre-monde. J'observe les oublis, ce qu'un ancien passager a laissé, dans l'urgence du départ. Aussi les plantes, longtemps sages et dociles, sans plus sentir ni mouvement ni rumeur, se sont mises de concert à réoccuper l'espace. Avec la discrétion des grands timides, lentement, elles sortent de leurs quartiers, s'approprient des lieux qui ne leur étaient pas réservés, se ménagent une place plus grande en poussant, dans leur épaisseur, le pot, la pierre immobiles, qui avaient siégé là. 





    Seule, à présent, imposante et silencieuse, la plante règne, au fond de la serre, laisse libre court à sa morne folie. D'un ton impérieux, elle ordonne le désordre.




 




lieux vides avec fantômes III

     La maison n’est pas grande. Deux pièces, une chambre dont un lit sans couverture constitue l’unique ameublement, un salon vide, sauf un canapé défoncé et sale ; une cuisine, une salle de bains, un garage à l’arrière, avec une armoire renfermant encore des objets sans valeur. D’autres bâtiments, ici, sont plus vastes. certains ont plusieurs étages, un autre ressemble à un hôtel, il déploie fièrement ses ailes de part et d’autre d’une porte à deux battants, avec des vitres éclatées par un coup de vent ou une pierre lancée par des gamins. Mais celle-ci me plaisait. J’entre à pas feutrés pour faire oublier l’effronterie, la curiosité qui m’a mené jusque là, dans l’intention de sentir. Voire, entrevoir une individualité, un confort, peut-être. Je me suis assis d’un geste naturel, bien qu’un peu contenu. J’ai pensé que la maison était accueillante. Une bouilloire dort encore sur la plaque de cuisson. Demeure particulière. Sphère privée. Belle encore, malgré les années sans visites. Rendue naturelle, sans artifice, sans souci du regard des autres. Je dialogue avec la pièce. Elle est taciturne et renfrognée. Je lui parle d’elle. Jadis, lieu d’apaisement. Bois des chaises. Couleur délavée de la nappe. Ce qu’on n’a pas voulu déménager. Suggestion. Manque. Ce n’est pas n’importe quelle maison, c’est ma maison. J’ai pris place, je me suis assis à cette table bancale pour écrire. Sous moi, je sens la chaise qui doucement craque de surprise de s'apercevoir qu'elle peut servir encore. S’y installer quelques heures, c’est comme explorer une impasse, comme s’asseoir au fond de la poche d’un géant. On y vient par erreur, on pense qu’on perd son temps.
     Il faudra pourtant qu’elle demeure, mais qu’elle demeure ainsi muette et close, enfermant dans ses murs chaque année les témoins du temps qui passe. Les portes étaient fermées, mais enfin, entrebâillées. Resurgissent des couleurs veloutées surprises alors que le temps, la mémoire, travaillaient lentement à les effacer. Par la fenêtre ouverte, la lumière du printemps tardif révèle. 
     On a bien voulu ranger toutes les lumières, on les a rassemblées dans un tiroir à la hâte, sans faire plus attention, sans même prendre la peine de remettre à sa place le tiroir. Certainement la poussière se chargera du reste. C’était un acte inutile, plus symbolique qu’autre chose ; et d’ailleurs si l’on avait vraiment voulu éteindre toutes les lumières il aurait fallu mettre d’épais rideaux aux fenêtres, fermer solidement les volets, la porte à clé, mais non. La poussière chatouille mes narines, l’humidité de l’hiver, encore tapie dans les coins sombres. J’éternue. Sursaute la pièce. Laisse échapper dans son émoi quelques fragments, des souvenirs épars.
     Des verres qui s'entrechoquent, la bouilloire siffle et crache une fumée fantomatique, une casserole frappe un peu brutalement la plaque électrique. Quelques pas décidés d'un homme qui traverse le couloir en chantant. On s'habitue à un lieu. On s'y installe, on met les coudes sur la table, quand on a bien tout rangé, exploré les coins et les placards suspendus. On regarde. On voit la maison en relief pendant quelques temps, on observe l'effet de la lumière sur les murs, les reflets, on guette les changements de couleurs des surfaces en fonction de la lumière et de l'inclinaison du soleil, de l'ampoule, et la fraîcheur du printemps s'invite dès qu'on ouvre les volets, puis la fenêtre. On se sent bien, sans doute. Une lourde femme en blouse à fleurs passe devant la fenêtre en balançant doucement son arrosoir vide. Avec le temps quelque chose en nous prend la forme de cette pièce et la recouvre, prend la forme de la maison et du champ qu'il y a en face, du long jardin endormi de l'autre côté de la route, du village tout autour. C'est comme cela qu'on se sent chez soi. La tondeuse bourdonne au dehors. L'horticulteur, d'un pas lent et cadencé, passe d'une serre à l'autre, d'une voix tendre il murmure à demi-mots des promesses aux fleurs abattues. Des cris d'enfants dans les ruelles. Le pas rapide et pressé d'une étudiante qui se rend à un cours et pense à autre chose.



lieux vides avec fantômes II


Des couloirs, de très longs couloirs où s'attachent les salles vides, les fenêtres, les fils entrelacés d'ampoules dérobées, des couloirs, des murs blessés, s'y enfilent les salles comme des perles à un collier, des couloirs, toujours le même couloir qui court comme une veine à l'intérieur de la résidence, des couloirs pour se rencontrer, pour sortir ou pour courir, dans le couloir, on ferme la porte, on revient, on n'est pas sûr d'avoir bien fermé la porte, le couloir, l'escalier, encore un autre couloir, ce couloir que l'on connaît, sans doute, ce couloir qu'on reconnaît, sans se demander où on est dans quelle partie du bâtiment au sud à l'est à l'ouest au nord et où est ma chambre, parmi toutes ces chambres enfilées une à une le long du couloir, laquelle est la mienne, parmi toutes ces fenêtres qui s'ouvrent sur le couloir, qui s'ouvrent sur la cour, laquelle je connais, je me souviens de la couleur des fleurs dans la jardinière de la fenêtre en face de ma chambre, heureusement je m'en rappelle, et je me rappelle aussi de leur disposition, ainsi je sais où est ma chambre, ma chambre est en face de la jardinière aux fleurs rouges, c'est le plus important, ce qu'il faut savoir quand on arrive.





lieux vides avec fantômes


prisonniers dans la poussière et la place particulière que prend la poussière chaque fois qu'elle louvoie et se dépose
prisonniers les souffles les regards les voix et les gestes de ceux qui passaient par là
il parait que deux mondes se chevauchent celui des morts et celui des vivants
que tous nous suivons un chemin dans la poussière que le temps s'écoule dans l'un et l'autre monde -
le mot temps a-t-il un sens ? - et que nous n'avons de cesse, dans des endroits qu'ont traversé et des morts et des vivants, de nous frôler
croiser
traverser
il arrive que l'on sente la présence d'un être ou d'une âme qui elle-même s'arrête sentant que quelqu'un tout juste à côté de l'autre côté s'est arrêté aussi tout près et comme s'il regardait dans un miroir qui se révèlerait fenêtre
il arrive que les regards des deux êtres se croisent sans oser se l'avouer tout à fait
se regardent
supposant l'autre invisible mais non moins pesant encore de sa présence dans la poussière
et que chacun l'instant d'après se persuade qu'il n'a croisé que son propre reflet


lundi 16 octobre 2017

Mon cœur à pleines dents croasse


va-t'en
j'en veux pas de tes étoiles
je veux pas de tes fleurs
ni de tes oiseaux
laisse-moi
tes fleurs plantent leurs dards
dans mes doigts
tes étoiles clignotent
comme de vieilles
lampes de poche
tes oiseaux
tu les lances en les
tirant par les ailes avec leurs
pattes mal vissées becs bien
taillés
aiguisés bien
visé tu as ça en toi
toute une volière d'oiseaux malades
que tu alimentes en secret tu en as d'autres je le sais ils sont pas tous gentils et beaux tu crois que j'en veux de tes oiseaux ?

(mais j'en suis un moi et un plus vaste que tous les pourris que tu fermes en toi fermés à clé et tu es tellement occupé tellement à les nourrir que tu ne m'as pas vue filer rapide raser le sol tout droit jusqu'aux falaises qui s'effritent me jeter très loin au-dessus des vagues et de l'immense et du bleu)

depuis que je te connais j'ai appris tous tes noms par cœur

j'ai appris tous tes noms par cœur –
les plie et déplie puis casse


à tête renfermée je me les répète quelques fois croyant croyant quoi je les connais
en plein cœur de l'angoisse ton corps plait aux goasses emplit ton cœur de goisse de goasse le cœur se plaint de quoi mon corps se plaint ?

(et moi laide et noire
je déambule
le soleil vieux romantique peint verts et bleues les arbres et les fleurs
sans hésiter
sans penser l'équilibre des couleurs
ni la place des verticales
le soleil
veut me peindre aussi
et moi
malgré ça
malgré moi – de goisse mon cœur en plis en est plein)
ton cœur – ton –

ton cœur à pleines dents coasse
ton cœur rend plein de quoi-ce – mon coeur rend tant de goisse mon corps entend tes goisses mon corps s'enfuit s'efface ton cœur fuit – et se casse mon cœur en pluie s'efface –

j'ai appris tous tes noms par cœur
je les ai serrés entre mes phalanges
entre mes dents
pressés entre mes lèvres moites pour entendre
leurs syllabes empierrées

mon cœur je l'entends qui croasse

j'ai retenu
quelques temps
tous tes noms
bien à clé
dans mon cœur
mais ils ont
                       filé
                                        par les
                                                           vaisseaux
                                                                                         qui éclatent en un 
                                                                                                                                  froufrou d'ailes
                                                                                                                            
et de même la peau
                                       pétales de sang
                                                                      de même les os
                                                                                                         débris ardents jetés en l'air
                                                                                             
                                                                                                                              

j'ai tourné et retourné un à un tous tes noms dans mon corps
j'ai tenté à toutes voix de les faire sortir de là


et pas un ne t'appelait

mercredi 27 septembre 2017

en dansant


de profondes galeries sont prises d'assaut
comme à l'intérieur d'un animal hurleur
là siège un village inabouti
bâti sur une matière sismique
à chaque pulsation il y a comme
les coutures du ciel qui se déchirent
avec un grondement de percutions bisées
ou comme si la terre se jetait
en mille fragments dans l'orage
au creux de la brèche de nouveaux sillons rencontreraient
d'autres terres
il y a comme des tours hautes et friables qui naissent
quand s'effondre le fondement même
d'un amour tellurique

- et quelle joie d'y être
                  maladroite                                                                      insolite
                                                                 oiseau
                                                                                              enfant
                  solaire et 
solitaire

car ce nouvel espace est à elle

danseuse de toutes les ruines
    abîmeuse                             
animale                                          hurlant
                          au milieu
       des pierres illuminées                                            

Artaud


"Se retrouver dans un état d'extrême secousse éclairci d'irréalité avec dans un coin de soi-même des morceaux du monde réel."

avec personne dedans II


certaines choses se disloquent curieux
objets curieux
fragments
de pensées
de rires comme
la vitre brisée par les pierres
des gestes égarés des formes
disparues
d'un œil d'une langue ou d'une main
dans le noir de la mer
un morceau de cerveau déplié
ou une oreille inattentive
des profondeurs dénouant son labyrinthe
mêlés aux plis déliés des doigts tels de cheveux
comme une toile distendue
la forme d'un corps dissout
les os à l'intérieur
comme du papier ayant pris l'eau

tout au fond comme une épave ancienne
avec personne dedans
inutile acte d'y frapper
le choc toujours humide
demeure sans écho

avec personne dedans I


écoute tu entends ?
une de ces nuits où les grillons se répètent
où c'est comme s'il y avait la houle dans les arbres
bruissement dans les arbres bleus et la rivière
et le silence de la rivière tout proches
qui rendent tout cela lourd et sérieux

il parait que si l'on suit la rivière on arrive à la mer
je voudrais être un bateau
un beau bateau à vapeur et souffler de gros nuages blancs
naviguer tout le long de la rivière
comme elle glisse maintenant
sans drame sans heurt et sans chanson

il m'arrive de la suivre
la rivière on n'a pas peur de la perdre
on peut la suivre jusqu'au bout
la suivre elle silencieuse et moi aussi
la suivre comme elle sans faire de bruit
cheminer sagement et ne rien déranger
n'être qu'une ombre parmi celles qui hantent les bords de la rivière
la suivre dans le sens de sa marche
la suivre jusqu'à la mer et sentir tout à coup que le monde s'exténue
qu'on n'avance plus qu'on y est qu'il n'y a plus rien à faire qu'on ne pose plus de questions que toutes les sirènes des contes sont ici que j'en suis une fondue dans l'eau glissée de la rivière à la mer tout doucement arriver à marée mourante et personne n'en saura rien

La table de travail

La table de travail. Pourquoi n'y en aurait-il qu'une ? Et ces innombrables tables des bibliothèques, des médiathèques, la salle étroite au fond du couloir du collège de Noyant où personne n'allait j'allais à l'accueil je demandais la clé à j'avais mon sac à ordinateur sur l'épaule et beaucoup de temps avant le prochain cours.
Ma table est changeante et vagabonde – il y avait une table que j'aimais sur le campus de l'université de Belle Beille il y avait une table une table immense telle que quand tu t'y assois tes jambes ne touchent pas le sol mes jambes ne touchaient pas le sol par conséquent il y a ces petites chaussures que j'aime bien même je rachète les mêmes quand elles sont foutues petites chaussures qui tombent et je les laisse tomber faisant mine que je m'en rends pas compte alors que c'est pas vrai que j'ai l'habitude que j'attends que ça qu'elles tombent que j'en fais même un peu exprès juste pour sentir le vent qui souffle j'aime pas tout à fait avoir les pieds enfermés tout le temps et je redeviens petite fille à la grande table toute vide mais plus maintenant maintenant que j'y suis et je commence je commence par effleurer les fissures qui font de la table un pays traversé de crevasses et de gouffres table itinérante c'est ça ma table de travail même si j'ai pas l'impression d'y travailler mais bon une table où on se hisse avec un peu de peine quand même et qui nous fait nous rappeler ce que c'est que d'être enfant cette table elle avait pas tous ses pieds qui touchaient le sol ou alors c'est le sol qu'était pas droit ou les deux et les étudiants l'emmenaient où ils voulaient là où ils étaient bien à l'ombre au soleil sous les arbres aux quatre coins du campus si bien que parfois je voulais bien m'y asseoir mais je savais pas où elle était cette table c'est ma table de travail moi j'ai pas de maison pas de bureau qui soit vraiment à moi – je loue des meublés et rarement plus d'un an le même meublé c'est dire que j'ai bien du mal à la décrire ma table de travail c'est pas la table qu'il faut décrire c'est pas la table c'est le sac encore que lui aussi c'est pas toujours le même c'est pas toujours seulement le sac à ordinateur encore que parfois j'en ai deux parce que je trimballe des livres des livres qui sont pas tous numérisés comme par hasard c'est ceux-là qui m'intéressent il y a sac à dos sac à ordinateur en bandoulière un à droite un à gauche pour tous les carnets où il y a des fragments des notes à partir de quoi ça commence à écrire – il y en a quand ils parlent et qu'on prend des notes c'est comme un poème – je pars en voyage il y a des crayons de toutes sortes souvent je vous avoue des crayons qui sont même pas à moi que je me souviens à peine si c'est à un collègue ou à un élève que je l'ai piqué mon préféré en ce moment c'est un crayon six couleurs qui se voient à peine le genre rose orange turquoise et vert pâle mais heureusement y a couleurs qui se voient bien normal bleu foncé noir mais celui-là je le perds moins souvent je l'ai pas encore perdu parce qu'il est plus épais que les autres et j'ai pas besoin de le gratter à la semelle d'une chaussure ou sur le bois de la table pour lui rappeler comment il faut faire pour écrire il démarre au quart de tour il y en a d'autres qui sont cassés mordillés certains qu'on m'a donnés que j'ai toujours pas perdus et puis ces petits bleus que j'achète par quatre que je laisse trainer partout trois mois plus tard il faut en racheter les crayons disparaissent de mon sac de travail parfois le seul qui reste c'est le rouge pourquoi il y en a toujours un rouge qui reste je m'en fiche du crayon tant qu'il me dérange pas le rouge ça me dérange un tout petit peu le vert non mais le rouge... pas que des crayons des livres aussi j'en ai déjà parlé mais je vais en reparler des livres que j'ouvre même pas en plus ceux-là qui ont des mélodies singulières que j'ai besoin d'avoir avec moi pour me rappeler – pas de leur véritable mélodie pas de la vraie mais de celle que je leur ai prêtée avec le temps mélodies imaginaires que je cherche à retrouver parfois je parle de celle qu'il y a dans ma tête il y a des lunettes un agenda pour rien pour gribouiller ce petit carnet rouge bousillé que j'emporte toujours avec moi et le chargeur et l'ordinateur. Il faut du silence à la table à écrire, sinon, ça va pas. Il faut même pas de table, un lit, ça suffit, parfois j'ai même une table et j'écris sur le lit.
Il n'y a pas de table de travail. Qu'un sac et du silence.


Bonnefoy


Et demain, à l'éveil
Peut-être nous vies seront plus confiantes
Où des voix et des ombres s'attarderont
Mais détournées, calmes, inattentives,
Sans guerre, sans reproche cependant
Que l'enfant près de nous sur le chemin
Secouera en riant sa tête immense
Nous regardant avec la gaucherie
De l'esprit qui reprend à son origine
Sa tâche de lumière dans l'énigme.

samedi 23 septembre 2017

Intimité


Il aimait ouvrir les boutons des coquelicots. Il en décollait délicatement les deux lèvres closes, en déployait les pétales tendres et fripés, l'ouvrait pour voir le cœur humide, recroquevillé sur lui-même comme un dormeur qu'on surprend, enlacé dans la toile de ses rêves.

Métamorphoses

Nous allions jusqu'aux lieux les plus reculés par-delà les barbelés les « interdit d'entrer » les réverbères fracassés libérer les espaces ceux qui sont condamnés hors de portée se détachent se déplient à côté du chemin balisé la promenade pour touristes battue des pieds des escarpins talons aiguilles baskets à crampons docile et sage bien nettoyée la balade des cafés nous allions pieds nus sur les toits se promener comme dans les bois nous allions par des ruelles si étroites qu'il fallait se fondre l'un dans l'autre pour passer des ruelles vivantes des ruelles savantes celles dont les volets ouverts battent comme des ailes renversées fragiles s'accrochant aux pierres du mur de la ruelle par quelques pattes minuscules nous chantions dans les puits où nos voix bien plus grandes ricochaient si fort qu'elles revenaient nous heurtaient nous restions plantés là comme des arbres vibrants.

Théâtre III

Et s'il fallait
ne veiller qu'à l'endroit où se pose ton pied
non pas devant
ni derrière
mais jouer des pierres
qui font
l'une et l'autre le chemin qui mènera vers l'immense surprise d'être là.

samedi 16 septembre 2017

Mondes élastiques


La lecture est d'abord découverte, exploration d'un espace intérieur, particulier, étranger, mouvant, qui se déplace selon les êtres qui y pénètrent, le moment de la lecture, les données extérieures. Chaque lecteur habite un monde d'autant plus vaste et précis qu'il lit d’œuvres et d'auteurs. Chaque auteur est un pays. Chaque pays a ses propres dimensions, régions et paysages. La liberté et la pensée grandissent proportionnellement à la taille de l'univers intérieur. Celui-ci peut grandir encore quand la personne voyage, regarde, écoute et goûte, quand elle apprend à connaître l'inconnu, quand celui-ci laisse entrevoir la lumière de sa propre planète. Ces trois actes - lire, voyager, rencontrer - sont de même nature.

Rencontre


All she wanted
was to find a place to stretch her bones
a place to lengthen her smiles
and spread her hair
a place where her legs could walk
without cutting and bruising
a place unchained
she was born out of ocean breath
I reminded her :
'Stop pouring so much of youself
into hearts that have no room for themselves
do not thin yourself
be vast
you do not bring the ocean to a river'

Tapiwa Mugabe

Tranche de vie


les pages de mon agenda sont prédécoupées
un faux mouvement suffit
une tranche de vie se détache et pend
comme une peau morte arrachée des mains gercées
lambeau sanglant dans l'arrière boutique du boucher

lundi 11 septembre 2017

Rencontre

Des gestes
par lesquels il est possible de retracer toutes les courbes de sa pensée
pensée en fuite
langage décroché dont le mouvement naturel dessine des méandres
langage pensée et gestes sinuant au cœur de zones inopinées
prenant les chemins de traverse pour mieux expérimenter la profondeur de la vie dans les forêts bruissonnantes

Notes sur Henri Cartier-Bresson


"Il faut être disponible, il n'y a que la chance qui compte"
Sensibilité / sensualité
On peut photographier tour à tour avec un oeil de peintre, de philosophe, de psychologue "la photo est une action immédiate, le dessin est une médiation."
L'oeuvre d'art est une question, non une réponse.
L'artiste, toujours en fuite : "Il faut s'en aller, foutre le camp, pas se laisser coincer".
D'importants aussi, la communication, l'instant, la participation.
Quelque chose de morbide dans la photo, où le saisissement est fortuit, fragile, demande l'habileté du pick-pocket et peut souvent n'aboutir qu'au néant. Etre sans cesse en prise avec le temps. Etre présent. Ne rien perdre de ce qui arrive. Ouvrir l'oeil, être attentif, disponible.
Pour comprendre une peinture, il faut en faire un croquis, la remettre en question, savoir de quoi il s'agit. Nous sommes dans un monde critique, un monde de commentateur.
La photographie, par son immédiateté, ne peut être qu'acte d'amour inconditionnel, élargi aux hommes, aux animaux, aux arbres, à tous les témoins d'un grouillement urbain :"Photographie, c'est mettre sur la même ligne la tête, l'oeil et le cœur." Et laisser la photo poser les questions qu'elle contient sans tenter la maitriser davantage qu'on ne le peut. Le photographe est là pour saisir des questionnements qui se réalisent par le résultat de son acte. Il n'est pas davantage responsable de ce qu'il photographie. Sa responsabilité tient encore dans le choix qu'il opère après coup, de garder ou d'oublier les photos qu'il a prises.
De même l'acteur doit conserver cette attitude généreuse, attentive, et enfantine qui fait qu'il est par essence non responsable des actes qu'il commet, que son art le dépasse par sa vérité et sa justesse même, dès lors qu'est aboli son jugement sur lui-même, sur les autres et sur ce qu'il fait. Il est canal. Il se laisse traverser par le réel et les exigences d'un corps ultra-sensible et poussé à la plus extrême sensualité qui le rend plus vivant, plus présent. De même Giorgia O'Keefe d'abord traversée puis prolongeant le mouvement sur la toile. De même le poète.

dimanche 3 septembre 2017

J'irai marcher

j'irai marcher
sans vraiment savoir où aller
j'irai
là où l'on ne va pas 

j'irai grimper sur la montagne ou bien
là-haut
observer les pierres tombées
explorer les galeries les maisons assises sur la montagne par elle même à moitié dévorées

parler
aux habitants entendre leurs voix fraîches et dures comme des rivières

je me pencherai sur le rebord du monde comme à une fenêtre
s'il est assez large m'y asseoir
j'irai marcher
au bord du monde
au bord des fleuves et des mers et des vallées
au bord des gouttes d'eau qui se jettent des nuages sans faire ni une ni deux

j'irai marcher
au bord des arbres
tout au bord des branches et des ramilles et des feuilles quand elles ploient sous la brise
même de celles qui sont vertes et tendres à la toute fin de l'hiver 
au bord des herbes
au bord des pissenlits 
des boutons d'or
des coquelicots

j'irai marcher sur la pointe de tes pieds
au bord des cils des lèvres
sur la pointe du nez qui s'abaisse un peu quand tu parles
j'irai marcher sur poils de tes bras
et le petit creux au milieu du ventre
j'irai là tout au centre

vendredi 1 septembre 2017

roadwriting


     Premier arrêt bras de l'Eure à la sortie d'une commune nommée Thivars its the place to be un ruisseau boueux des arbres maigres étendent leurs branches noueuses pour empêcher les bateaux de passer le ciel est gris mais le vent s'est tu l'eau est grise avec des reflets verts et dans les arbres un panneau rouge crie propriété privée défense d'entrer pas d'inquiétude je n'irai pas au delà de cette barrière d'arbre, j'ai mieux à faire sans doute.
     Défoncer le quotidien aller au-delà des frontières arbitrairement dessinées tous ces beaux pays qu'on n'explore pas parce qu'on n'a pas le temps l'envie la curiosité parce que c'est trop loin, parce qu'on a peur un peu sans toujours savoir dire de quoi, parce qu'il peut se passer n'importe quoi.
     Les livres sont comme des pays, les personnes comme des livres, on en revient changé sans parvenir à saisir exactement ce qu'il y a de différent en nous c'est peut-être dans la manière de respirer ou dans la richesse des images qui se reflètent dans nos regards.

     Village de maisons naines en briques rouges semé de réverbères sobrement peints de noir élégants et romantiques. Chaumont sur Tharonne. Y a-t-il un coin de l'univers qui ne mérite d'être connu ?
     Voyager parce qu'on n'est pas capable d'illuminer son quotidien d'un simple regard comme quand on tombe en amour d'une voix d'un regard, comme on illumine une terre étrangère qui trouve aussitôt écho dans la peau le cœur, comme on ouvre la lumière d'une demeure étrange et familière. Toucher terre, se nouer aux êtres et aux choses.

mercredi 30 août 2017

Brouillons

Chère Clara,

Tu me vouvoies c'est joli le vouvoiement il y a
une certaine distance mais pas de froideur
comme celle que prend un peintre quand il regarde connaisseur une toile il y a
quelque chose comme si tu trouvais que l'autre était à la fois
beau
étrange
multiple
"Tu" est plus affûté
si tu affûtes la pointe de ta parole peut-être tu trouveras mieux
tu trouveras
je ne suis pas familière
je ne suis pas intrusive
je ne pose pas de questions gênantes
je n'attends pas de réponse
mais je te tutoie je te dis tu même dans mon silence
je ne veux voir les gens que comme ils sont dépouillés comme moi désemparés nus débarrassés de ce qui les encombre et les dissimule les poussières les visages les sourires les petits mensonges où on se replie pour être soi en continuant d'avoir l'air...

Chère Clara,

Je ne t'ai toujours pas répondu ces lettres ne répondent pas ces mots demeurent dans mon cahier à chaque fois j'essaye c'est pourtant pas compliqué de répondre à ton message tout ce qu'il y a de plus classique j'écris parce qu'il faudra bien répondre un jour bien répondre vraiment je veux dire réellement je suis loin. Pardonne moi. Pardonne mes excuses stupides c'est un peu pour qu'on me plaigne j'ai besoin qu'on me pardonne de me perdre un peu de ne pas remplir aussi vite que possible ma liste de choses à faire de me pardonner moi-même d'avoir mis de côté une partie de moi, en attente. Je te fais attendre je ne sais plus répondre aux mails je ne sais plus.

Chère Clara,

Je te promets je vais te répondre.
Je me suis dit prends un stylo, écris un brouillon ça vaudra mieux que tes mails rapides que parfois tu jettes sans relire en cliquant sur le bouton qui dit "envoyer" sans même le regarder ta main sait très bien où il est, comme un garçon qui demande, très vite et maladroitement, à la fille qu'il aime de sortir avec lui, comme j'envoie le beau Max dans les roses sans même lui dire merci parce qu'il m'a fait mal, tant pis pour lui.

Chère Clara,

Je te réponds pardonne-moi de te tutoyer c'est une méchante habitude, pardonne-moi.
Bonjour à toi...
Je ne suis pas un ange je suis diabolique je ne contrôle pas toujours le poison qui tourne lentement dans ma tête jusqu'à entrer en ébullition à tel point qu'à peine la bouche ouverte il se jette au dehors pour blesser qui sera en face de moi tu n'es pas obligée de le savoir. Bonjour.

mardi 29 août 2017

Eluard


Prends garde c'est l'instant où se rompent les digues
C'est l'instant échappé aux processions du temps
Où l'on joue une aurore contre une naissance

Bats la campagne
Comme un éclair

Répands tes mains
Sur un visage sans raison
Connais ce qui n'est pas à ton image
Doute de toi
Connais la terre de ton coeur
Que germe le feu qui te brûle

Que fleurisse ton coeur
Lumière

"L'aventure"

samedi 26 août 2017

Théâtre

     

   Il faudra aller encore plus loin, poser les deux mains bien à plat sur ton visage, geste à jamais esquissé, ton visage rugueux tes yeux que je rencontrais parfois dans la rue, seuls, sans le reste du visage et sans en connaître la couleur, tu as l'air absent des miroirs, ce que tu vois sans en avoir l'air tu entres à l'intérieur, comme cela, sans pudeur, sans excuse, avec un sourire et voilà ton visage qui se dilate et s'étire comme un vieux masque qui glisse à présent que j'aurai les deux mains bien à plat sur ton visage, prisonnier le sourire retiré le masque comme une vieille chose tu n'auras plus de secrets pour moi.
   Je sais à peu près quelle forme ont tes yeux, dans la rue j'ai cru les voir partout, ils étaient flous, ils avaient perdu leurs contours comme les vagues gonflent, brisent tranquillement les digues et partent à l'aventure - alors ils sont là, vagabonds, hésitants au coin des rues, cherchant un visage qui ressemble au tien, un à un ils essayent les visages comme on enfile au hasard un vêtement prêté ils se serrent pour ne pas déborder, je l'ai fait, les deux mains bien à plat sur ton visage et les deux yeux dans les tiens pour te faire rire.
   J'ai voulu connaître le goût de l'océan, j'ai enlevé mes chaussures, j'ai marché pieds nus dans la boue, pieds nus sur les pierres, pieds nus sur le sable et chaque fois la boue les pierres et le sable se collaient à moi comme une seconde peau - j'ai dragué l'océan, brisé les digue, pour qu'il se lève enfin qu'il retire et la poussière, et les costumes, et les masques.

Chercheur d'or II


ses yeux sont mêlés de langages ils
traversent des mondes
des systèmes complexes où chaque mot
est si grave il
l'attire et
l'égare

il y a dans ce système de larges espaces vides où il se perd
croyant y trouver une planète malmené par le langage
sa pensée enchevêtrée
ne sait où se poser
il possède
plusieurs cartes de l'univers et constate
certaines routes se croisent sans jamais se rencontrer
certains trésors n'ont qu'une entrée
et d'autres inaccessibles
ne peuvent être approchés que par de longs détours
au bout de la route une paroi le sépare encore de la source

inépuisable optimiste
il a superposé ses cartes l'une à l'autre pour se donner la chance de connaître
tous les secrets de l'univers
mais le papier est opaque et fragile
le schéma
difficile
il reste de longues heures à faire et défaire
le plan du labyrinthe



Chercheur d'or I


ça y est
il savait que ce temple était le centre
je le vois dans ce temple
suivre des récits un à un entre eux mêlés
puis les détacher
tracer des chemins
de longues galeries par lesquelles il erre sans savoir
je le vois se perdre
découvrir chaque livre dans tous les livres
se prendre aussi bien pour Henry James
Goethe
ou l'auteur du Quichotte
feuilleter des romans à la recherche
de trésors
enfouis
intacts et secrets
pendant des mois exhumer des récits
de longs chapitres
à la recherche
de reflets toujours plus variés
objets plus vastes que
ces puits
plus profonds que
ces galeries traversées

au sortir des galeries la lumière l'aveuglait