mercredi 21 octobre 2020

Chercher le nord

Tu cherches le nord. Te voilà encore assis sur un rocher à mesurer la longueur de l'ombre que dessine le soleil au sol, et à noter l'instant auquel il se couche.

Le continent hyperboréen, par Mercator en 1595

Tu cherches le nord toutes les nuits en scrutant les étoiles derrière des nuages de plus en plus épais par un temps de plus en plus humide et froid, tu serres encore un peu plus les pans de ta cape de laine bouillie autour de toi, celle qu'un homme d'un village t'a tendue très simplement, avec des bottes, jetant un œil amusé à ta tunique et à tes sandales grecques tellement ridicules, dans ces contrées. Tu vas chercher dans ta poche une petite bague en verre rouge, de celles que tu gardes pour les échanger au cas où, il fait mine de refuser puis la saisit d'un geste gourmand. Tu souris tant que tu sais qu'il ne te regarde pas.

Tu cherches le nord, il fait toujours froid, toujours plus froid, des oiseaux immenses et gris commencent à jouer autour des mâts, tu apprends quelques mots avec les autres matelots, ça les fait rire, c'est ton accent qui les fait rire ou peut-être ils te font répéter des phrases obscènes parce que c'est drôle, tu te prêtes au jeu gaiment, faisant rouler dans ta bouche ces syllabes hyperboréennes, et pendant qu'il fait froid sur le pont et que tu joues au dés avec ces habitants des glaces, brutaux, saouls, joyeux, tu penses à la croyance qu'on a en Grèce selon laquelle Apollon himself passerait ses hivers sous ces latitudes. Tu reprends une gorgée d'un hydromel fadasse. Héphaïstos à la rigueur, et pas qu'une saison, excédé qu'il doit être des délicatesses ampoulées de l'Olympe, mais Apollon, jubilant dans la nuit éternelle de ce pays de roches et de broussailles ! Peu importe. Tu préfères les maths aux mythes. 

Tu sais déjà, tu mesures tous les jours la course du soleil, un jour viendra où il ne se couchera pas. En hiver, tu sais qu'il finit par ne plus se lever pendant de longs mois.

Et ces hommes, qui croient-ils qui séjourne au-delà des glaces ? D'où vient ce besoin de dieux et d'histoires ?

Tu cherches le nord mais tu le sais diffus et relatif. Aucune étoile n'indique vraiment le nord. Quand même, tu te diriges encore plus vers le nord. Ton nord, peut-être, c'est ton nord que tu cherches, qu'est-ce que tu cherches ? l'expérience de la rondeur de la terre et de sa finitude, le moment où le soleil ne se couche plus, tu cherches à voir la forme que prend la vie à cet endroit limite où le temps bascule, où tout se concentre d'un coup, une année se confond avec un jour, une saison de soleil, une autre de nuit et on recommence. Tu cherches à voir quelles étoiles sont visibles au milieu des glaces, tu veux savoir si c'est vrai que la mer gèle et comment.

Le navire progresse, il est petit et trapu, celui-là comme ces nains qu'on imagine vivre sous les terres gelées, il avance lentement, porté par un vent humide qui souffle sur ses voiles en peau de bête. Les oiseaux continuent de s'envoler encore plus au nord, tu suivras les oiseaux au delà des voies qu'empruntent les navigateurs, tu suivras les oiseaux jusqu'au bord de la glace, il n'y a pas d'humain par là, disent-ils, seulement des oiseaux et des baleines et ils enchainent des mouvements de refus pour signifier qu'ils ne t'accompagneront pas et que poursuivre le voyage c'est de la folie, même à cette période de l'année où le soleil veille comme un phare sans jamais baisser la garde, tu suivras les oiseaux jusqu'au bord de la glace.

Disposés côtes à côtes comme les pièces d'un puzzle géant qui se font face, les morceaux de la mer qui gèle. Un monde en miettes. Flottent comme des méduses inanimées, comme si toutes les morts de la mer s'étaient rassemblées molles et inertes en ce point précis et pourtant.

Et pourtant on l'entend qui respire, la mer, les glaces au rythme de diastoles et de systoles se rapprochent et s'éloignent comme les morceaux d'un poumon qui se dilate et se vide, tu l'entends qui respire et tu vois, par éclair, au milieu d'un mouvement, ton visage tout petit apparaitre dans la glace.