samedi 7 novembre 2020

Des miroirs de glace molle

Tu cherchais le nord et t'y voilà. Ton reflet dans le miroir du nord, la taille véritable de ton être renvoyée minuscule dans un morceau de glace molle. Une diastole et une systole, tu l'entends chanter, la mer, chantourner une berceuse à n'en plus finir, tu l'entends gémir et c'est comme si elle avait peur tu la vois, la mer, froide et grave et fragile, tu touches ici un des organes vitaux de l'univers que tu surprends dans la pleine intimité de sa respiration nue. Armé d'un bâton et de quoi écrire, et d'une curiosité qui t'ôte toute prudence tu t'es lancé à l'assaut des secrets du monde que tu arpentes et mesures sans douter, ou à peine. En l'espace de quelques mois tu en vois le bout déjà. Et le voilà qui respire comme un animal fantastique et intelligent qui tolère tes excès et t'observe, du coin de l'oeil, sans rien changer de sa respiration lente. Ou à peine. Tu le vois qui respire et qui se déplace, parti désaxé, c'est ce qui le rend grouillant de ces petites vies à sa surface, en équilibre instable comme les toupies à la fin de leur mouvement. Tu le vois qui respire. La mer est son poumon, et toi toujours sceptique tu t'aperçois qu'un interdit est possible, que tu es à la limite d'un tabou, te voilà devant l'évidence d'une forme de dieu imparfait et fragile et puis lent, tellement confiant dans son immobilité soudaine alors que tu t'approches, maladroit dans ton petit bateau trapu. La glace flotte et se disloque. Tu le vois qui respire. Confiant et vulnérable dans sa beauté flasque. On entre dans un lieu où l'univers accepte de livrer à la vue des humains son poumon vivant et nu. Ces humains qui, par blague ou curiosité pourraient, de leurs mains chaudes, dissoudre ces milliards de miroirs, ces mêmes humains qui aplatissent des forêts entières comme des enfants gâtés, ces mêmes humains qui n'ont pas peur de moissonner des têtes humaines et les manipulent avec fierté, les recouvrent de feuilles d'or pour en faire des gobelets, ceux-là qui achètent d'autres humains dans des foires à esclaves et les revendent contre une amphore de vin, qui font spectacle d'un meurtre trois fois sanglant et justifient cette violence par un dieu qui ne remarque rien, ceux-là qui croient avoir plus de valeur que toute altérité, qui veulent toujours savoir ce qui se dérobe à leur vue comme si c'était un dû, qui veulent repousser les limites d'un monde fini.

En tout petit tu crois voir l'espace d'une seconde la tache de ton visage dans la glace mobile. Et tu
quittes le pont, tu entreprends de faire demi-tour avec soudain cette honte d'avoir posé les yeux sur un secret mal gardé, mais pour autant sacré, tu comprends le regard désapprobateur du camarade à qui tu étais parvenu, à force de gestes et de dessins dans la terre engourdie, à expliquer l'objet de ta quête. Il a bien voulu te vendre son bateau mais il est resté sur la rive, avec ce regard désolé des gens qui disent adieu. Il ne reverrait jamais son ami d'ailleurs avec ses yeux perçants et ses mots maladroits, ce fou qui venait du sud et parvenait à se faire embarquer sur n'importe quel rafiot avec ses richesses et son bâton pour mesurer les latitudes.

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