mardi 6 mars 2012

Les paroles gelées



     C’était une fois quand la petite fille bleue désirait en hiver aller sur le quai, elle a demandé au petit jeune homme de l’accompagner.
     D’accord on va sur le quai, on va voir les étoiles et les péniches en hiver couvertes de givre cristallisées, les péniches bleues qui brillent dans la nuit comme des étoiles basses qui ont froid se recroquevillent. Oui je sais ça tangue un peu, viens voir si tu t’allonges ainsi sur le dos, c’est drôle car le plancher balance et l’on ne voit plus que les étoiles suspendues au ciel dont jaillissent des flammes et qui tanguent et qui tanguent au point qu’on a l’impression que des vagues roulent aussi dans le ciel autour de grandes étoiles blanches, elles deviennent comme de grosses bulles de savons qui vont éclater, mais il fait froid ce soir et elles sont immobiles, les étoiles au milieu de la houle du ciel, elles demeurent immobiles et comme repliées sur elles-mêmes tant elles ont froid cette nuit.
     Et dans l’eau ils ont l’air d’êtres tombés ces globes immobiles, ils flottent immobiles repliés sur eux-mêmes sous la surface de l’eau et pendant qu’ils flottent on entend çà et là des éclats de voix qui jaillissent. Alors le petit jeune homme dit c’est que sans doute la tête d’Orphée rôde quelque part, et la petite fille bleue le corrige parce qu’elle a vu une étoile bouger sous l’eau, elle dit la tête d’Orphée ? Tu veux dire les yeux d’Orphée sont séparés en des milliers de lumières, chantent encore la voix, le visage, la présence d’Eurydice décomposée.
     Mais tu vois bien qu’il fait froid, qu’il fait si froid ce soir on est en fait sur ce lac gelé sur ce navire cloué dans la glace, ce pont glacé et elles aussi sont glacées, les paroles gelées, et si j’en ramasse une et que dans mes mains je la réchauffe elle éclate, s'échappe le mot qui a gelé à peine prononcé, mais tu sais, ce sont les paroles des marins pris dans la glace, des marins dont le souffle, les cris de jubilation de désolation les petits mots enneigés ont gelé et sont tombés à pic dans la mer et ont dérivé lentement jusqu’à ce qu’on les réchauffe. Ils ont gelé comme des oisillons qui quand ils décident de s'envoler le décident au cœur de l'hiver et gèlent sur place et tombent à pic en pensant qu‘ils auraient mieux fait de rester au chaud dans leur nid cette fois-ci, sont devenus presque bleus et n’ont pu s’envoler. Ainsi vois-tu si tu plonges un peu ta main dans l’eau froide pâle tu trouves une parole-globe et dans ta main chaude si tu la serres un peu à ton oreille tu peux écouter comme elle s’envole, comme elle éclate tout d’un coup sonore. Là ce sont de petits mots timides et doux dis dans la nuit calme et surpris qui ne pensaient pas qu’une nuit si claire fût si froide. Parfois ce sont des élancements de joie, ces pleurs, et ces mots qu’on lance à tort et à travers, ces erreurs grossières glacées d’effroi en s’entendant elles-mêmes sans doute mais qui, dites ainsi, si longtemps après, si loin de l’objet de la dispute, n’ont plus rien à redouter, ne sont plus que des mots insensés, et s’envolent comme les autres, ces mots qui sursautent quand ils fondent et se réchauffent, bien heureux d'atteindre enfin des oreilles.

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