dimanche 10 août 2014

Lis tes ratures - sur la fin du liseron



Oui, je sais, j'en connais qui ne vont pas comprendre, et il y en a qui, sans me le dire, ont abandonné l'espoir de comprendre un jour ce blog, et d'autres qui n'aiment pas les phrases sans ponctuation et encore moins les longs textes à une phrase et d'autres qui trouvent malsaines les expériences linguistiques (pourtant je ne suis ni rebelle ni révolutionnaire ni franchement anti-conformiste (au passage, je rappelle qu'Elasticité est un "laboratoire", il est donc le lieu de toutes les expériences)), c'est pourquoi je prends le soin d'introduire le texte qui va suivre. 
A lire un bel article de Claudette Oriol-Boyer (le même !) pour un projet mémoire-pro qui commence vraiment à me plaire, je tombe sur un passage qui s'intitule "Art poétique de la rature", et qui s'ouvre sur un passage étrange de La vraie vie de Sebastian Knight que voici :



"Parmi des documents juridiques, je trouvai un bout de papier sur lequel il avait commencé d'écrire une histoire - il n'y avait qu'une unique phrase s'arrêtant court, mais qui me donna l'occasion d'observer le bizarre procédé de travail de Sebastian consistant, en cours de composition, à ne pas biffer les mots qu'il venait de remplacer par d'autres ; si bien que, par exemple, la phrase sur laquelle j'étais tombé se déroulait comme suit : "Comme il avait le sommeil Ayant le sommeil profond, Roger Rogerson, le vieux Rogerson acheta, le vieux Rogers acheta, craignant tellement Ayant le sommeil profond, le vieux Rogers craignait tellement de manquer le lendemain, Il avait le sommeil profond. Il craignait mortellement de manquer l'événement du lendemain la splendeur des premiers trains la splendeur aussi ce qu'il fit fut d'acheter et de rapporter chez lui non un mais huit réveils différents par la taille et la vigueur du tic-tac neuf huit onze réveils de différentes tailles lesquels réveils neuf réveils qu'il plaça qui fit ressembler sa chambre plutôt à"
Vladimir Nabokov

De là l'envie soudaine de faire de même (j'ai bien dit que je n'étais pas révolutionnaire), avec tout justement un passage du "Liseron" que j'ai repris ce soir, qui m'a permis de voir comment se crée ce "réservoir de rimes" dont parle COB, qui rend justice à toutes les possibilités et ouvertures qui peuvent résulter de la réécriture d'une seule phrase, et met chaque syntagme biffé, chaque mot écrit et apposé à côté d'autres, sur un pied d'égalité, forme à partir du travail d'écriture à lui seul, inconscient, naturel, sans recherche d'effets, une poésie involontaire et déroutante :


      Le fait est que sa main déjà lente à tracer les mots sur la page le papier se fit de plus en plus lente, que sa tête immobile prit immobile et plongée dans une concentration extrême devint aussi blanche que celle de certaines fleurs qui parasitent les jardins, qu’à force de creuser se creuser la tête pour trouver une idée, il qu’il prit tant de soin à chercher une idée les idées et les mots qu’à la fin il devint creux qu’à la fin d’une de sa recherche acharnée et infructueuse infructueuse et acharnée qu’au bout d’un moment qu’au bout d’une recherche infructueuse et acharnée de son travail acharné il devint qu’à un certain moment de sa recherche il se trouva creux comme un entonnoir aussi creux qu’un entonnoir, qu’à trop rester assis il prit racines sous sa table à écrire, qu’à ne penser qu’à ce qu’il avait lu de beau ailleurs que sur que là où il était il se multiplia sans cesse de sorte qu’on le vit partout, qu’on perdît sa trace partout à la fois bien que sa trace fût perdue bien qu’en vérité on eût perdu sa trace qu’on perdît sa trace.

       C’est ainsi que l’on devient liseron. 




A venir : un "art poétique de la parenthèse". 

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