vendredi 8 août 2014

Métamorphose - le liseron

     Comme tout apprenti écrivain autoproclamé, il lisait beaucoup. Il était de petite taille et cela donnait la curieuse impression qu'il glissait sur le sol feutré des bibliothèques. Très tôt, on a vu ses doigts ramper sur les couvertures des livres des librairies, des bouquineries, de sa bibliothèque, des livres de la bibliothèque des autres, des bibliothèques publiques, il laissait ses doigts glisser, tâtonner sur les rayonnages, son regard comme absent effleurer les titres, sa tête ployer doucement sous la caresse de la lecture, et se redresser avec cette même douceur. Inaudible, il évoluait parmi les rayonnages, on le voyait glisser entre les livres en laissant ses mains vagabonder sur les étagères. Soudain il prenait un livre et l'ouvrait, il s'arrêtait et tenait bien droit le livre ouvert et blanc sous les caractères imprimés, il restait ainsi immobile et tendu à lire comme une fleur qui boit le soleil. Parfois une page tournait comme si le vent avait soufflé, et sa main frôlait le papier blanc. Le livre fini, il le reposait et reprenait sa marche lente et inexorable jusqu'au prochain livre, jusqu'à s'ouvrir à nouveau, vertical et blanc, ailleurs dans la bibliothèque. Parfois il grimpait, c'était aux endroits où les livres sont rangés serrés contre le plafond des bibliothèques, alors il n'hésitait pas à prendre l'échelle et à aller jusqu'au plus haut de l'étagère pour lire, et il restait ainsi des heures durant, ignorant le vertige, tout tendu sur son échelle. Il était l'absent des conversations. Il n'était heureux qu'aux moment où il pouvait à l'aise faire la fleur, tendu blanc sur ses jambes courtes, et bientôt, on le voyait même évoluer ailleurs que dans les librairies et les bibliothèques, on le voyait lire dans la rue, lire dans les cafés et les jardins, lire au travail, lire dans le bain, lire en boîte de nuit et chez les amis - tous ses amis étaient lecteurs, ils ne communiquaient que par échanges de livres qu'ils se passaient plutôt que de se serrer la main, se souriant parfois à travers les vitres épaisses de leurs lunettes - lire dans son lit, lire en rêvant, lire dans ses rêves - c'étaient de drôles de lectures, de ces livres qu'il aurait bien aimé écrire s'il avait seulement eu le temps, mais il y avait toujours un livre à lire. Un jour, se rappelant de son ancien rêve de devenir écrivain, il s'assit à une table avec un cahier blanc et demeura immobile et vertical ainsi qu'il l'était chaque fois qu'il lisait, et il écrivait tout ce qu'il avait déjà lu mais tout cela s'était rassemblé en lui dans une telle confusion qu'il était forcé de créer un ordre tout nouveau et parfaitement inattendu qu'il découvrait lui-même à mesure qu'il écrivait. C'est alors sa main déjà lente à tracer les mots sur la page se fit de plus en plus lente, que sa tête immobile et plongée dans une concentration extrême devint aussi blanche que celle de certaines fleurs qui parasitent les jardins, qu’il prit tant de soin à chercher les idées et les mots qu'à un certain moment de sa recherche il se trouva creux comme un entonnoir, qu’à trop rester assis il prit racines sous sa table à écrire, qu’à ne penser qu’à ce qu’il avait lu de beau ailleurs que là où il était, il se multiplia sans cesse, de sorte qu’on le vit partout à la fois.

     C'est ainsi que l'on devient liseron.

D'après une phrase de Claudette Oriol-Boyer 
dans "La réécriture", La Réécriture,
 Actes de l'Université d'été tenue à Cerisy-la-Salle,
 sd Claudette Oriol-Boyer, Creditel, 1990, 
"C'est en lisant que l'on devient liseron"

Voir aussi un site intéressant.

1 commentaire:

  1. Ton texte est très beau, je comprends mieux le "liseron". Parle-t-il le liseron ? Et dire que c'était il y a 6 ans... je me hâte de découvrir l'un de tes écrits plus récents.

    Ca me rappelle les époques où je lisais des livres entiers, le primaire et le lycée. Au collège, je lisais beaucoup moins, du moins dans mon souvenir. Je préférais écrire, la radio, le walkman, le discman, les SMS et les balades...

    Puis les années de fac.

    Tes phrases sont légères comme des plumes!

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