lundi 6 mai 2019

Marin II


JEAN:
J'ai toujours voulu aller plus loin. Découvrir chaque île sur les océans, les mers, suivre des sentiers sinueux que personne n'a foulés et que je suis seul à voir, me perdre dans des vallées, des clairières, des creux et grimper des montagnes, des collines couvertes d'une herbe transparente, avec parfois des massifs sombres peuplés d'arbustes, sentir l'odeur des arbres, des forêts quand des pluies enivrantes demeurent piégées dans leurs branches, pénétrer jusque entre les racines, sous la terre, tâter les parois humides de grottes qui s'enfoncent en labyrinthe et m'y attarder. Et parfois tomber dans le gouffre d'un nombril bizarrement noué. [rire]

LUCE:
Merci, Jean, on la connaît la métaphore.

JEAN:
Chaque femme est une île.
Chaque femme est unique et je bondis d'île en île comme un conquistador, comme pour comprendre ce qui les relie. Iles à l'abandon, îles fleuries et chaleureuses éparpillées sur la mer déchaînée.

ANNA:
Tu as peur qu'elles t'abandonnent alors tu pars le premier ?

JEAN:
J'ai pas peur qu'elles m'abandonnent ce sont elles qui s'abandonnent à moi. Et laisse-moi, c'est mon tour de parler.
[On entend pleurer la narratrice.]
Elle pleurait souvent, ma mère. En silence et sans bouger comme pour pas attirer l'attention. Ma mère pleurait comme ça. On ne l'entendait jamais quand elle pleurait.
Elle m'élevait seule quand j'étais gosse, dans un appartement au deuxième étage d'un immeuble sale. Une pièce avec coin cuisine. En hiver, ça sentait toujours l'odeur de ce qu'on avait mangé dans la journée, parce qu'il faisait trop froid pour aérer. On baignait dans nos odeurs en espérant que ça réchauffe un peu l'atmosphère. On dormait dans le même lit. Elle me serrait très fort dans ses bras, elle m'embrassait sur les joues, en sortant un peu les dents pour me faire rire, elle soufflait fort sur mon ventre en faisant le plus de bruit possible, elle embrassait mes pieds en disant que c'était parce qu'ils étaient bons alors qu'en fait, je me plaignais toujours d'avoir froid aux pieds. Elle les tenait longtemps dans ses mains en faisant de temps en temps ce geste de les manger. J'éclatais de rire à chaque fois, ça la faisait rire que j'éclate de rire à chaque fois. On passait comme ça des heures à se bidonner avant de s'endormir. Elle m'appelait mon chéri, mon ange, mon amour, et elle s'endormait. Souvent avant moi parce que j'attendais les yeux fermés qu'elle s'endorme pour la regarder. Elle se laissait rarement regarder dans la journée, alors j'étudiais son visage la nuit, dans la clarté du réverbère qu'on avait de l'autre côté de la fenêtre. C'était dans son sommeil seulement, alors qu'elle croyait que je dormais, qu'elle avait ce visage étrange, avec deux plis entre les sourcils et des larmes qui coulaient silencieuses, des coins des yeux sur l'oreiller.
Je trouvais ça drôle, ces larmes qui lui coulaient en travers du visage.
On aurait l'air bête, si on pleurait comme ça, dans la vie.
De gauche à droite plutôt que de haut en bas.
Je lui ai demandé plusieurs fois où était mon père.

LA MERE :

Il est parti, mon chéri.

JEAN: 
Mais il est où ?

LA MERE : 
Parti.

JEAN:
Il reviendra ?

LA MERE :
Je sais pas mon chéri. Je pense pas.

JEAN:
En fait la raison pour laquelle il était parti, c'était ses trois enfants qu'il avait, plus âgés que moi. Et sa femme aussi. Et ma mère pleurait la nuit quand elle croyais que je dormais.
J'avais huit ans quand elle a rencontré Tom. Il passait beaucoup de temps avec elle. On a déménagé dans une petite maison, avec un jardin, et une chambre juste pour moi. Lui, il est jamais parti. Il avait pas d'autre famille à s'occuper. Il a pas fait comme les autres, la séduire, lui faire croire qu'ils l'aimaient, qu'ils m'aimaient, qu'ils l'aimeraient toujours et partir en inventant des excuses ou même sans prendre la peine d'inventer une excuse. Il est resté. Il avait même une playstation avec un jeu de course de voiture pour jouer, entre hommes, il disait.

TOM:
Ce serait pas grave, si tu perds, bonhomme, je suis entrainé et c'est que la première fois que tu joues.

JEAN:
OK, on va voir ça.
[Jouent. Tom tord furieusement les manettes. Le triomphe se lit sur son visage mais laisse peu à peu place au désarroi, puis à la colère. Jean assis en tailleur, imperturbable et satisfait.]

TOM:
C'est pas possible, je perds jamais. Il doit y avoir un problème avec cette manette.

JEAN:
Tu veux qu'on échange ?

TOM:
Oui, on échange.
[Echange. Même jeu. Rire de Jean.]
On la refait.

JEAN:
Tu vas encore perdre.
[Tom, de colère, jette la manette par terre avec violence, puis frappe Jean.]

Cet après-midi-là, il a cassé la télé, la playstation et les deux manettes. Et moi. Il y avait des morceaux partout sur la moquette. Ma mère a pleuré très fort cette nuit-là. C'était la première fois qu'elle ne faisait plus attention à ce que je ne l'entende pas. Je suis resté longtemps, cette nuit, à ramasser les morceaux éparpillés comme des îlots de plastique flottants sur la moquette bleue. Et moi, comme un vieux bout de mer lâché dans les vagues.
A quinze ans je suis parti. J'ai plus eu de maison depuis.




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