dimanche 12 mai 2019

Fond de la mer


TOM :
Tu veux connaître mon histoire ? Je te demande d'écrire la suite et toi, tu es là, tu sais même pas qui je suis ? Alors écoute. J'étais un champion, à l'époque. Champion de boxe anglaise. A Paris, j'avais gagné un de ces combats qui me qualifiait pour les JO. Personne ne me connaissait. Personne ne savait d'où je sortais. Personne n'aurait parié sur moi, petit gars qui arrive de son village paumé. Et bam. Gagné un combat. Deux combats. Trois combats. C'est là que j'ai rencontré ma femme. Je comprenais pas vraiment qu'il y ait eu des gens pour m'encourager, à ce moment-là. Mais j'ai reçu une droite, j'étais presque KO et dans les hurlements j'ai entendu sa voix qui m'encourageait, elle disait mon nom, elle me disait :

LA FEMME :
Allez
Tom
Relève-toi
Continue
Bats-toi

TOM :
Je me suis relevé. Je me suis relevé pour cette voix-là que je connaissais pas. Je l'ai pas vue dans la foule. J'entendais seulement sa voix quelque part. Un peu au-dessus des autres. Un peu plus aiguë peut-être. C'est après le combat que j'ai pu mettre un visage sur cette voix. Parce qu'elle est venue me voir pour me féliciter. Elle est venue me voir pour me féliciter.

Avec les amis, on est allés fêter ça en Turquie. Une ville qui s'appelle Bodrum, au bord de la mer Egée. Magnifique. Avec des filles ! qui marchent en balançant les hanches et secouent des chevelures longues et noires qui leur descendent jusqu'aux reins.
Comme elles m'admiraient quand je leur disais que j'étais boxeur et que j'ajoutais, modeste, que j'étais qualifié pour les JO.
Mes potes disaient arrête de draguer.
Et ils hésitaient entre le scooter des mers et la banane. Vous savez cette grosse bouée tirée par un bateau. C'est le dernier qui reste accroché qui gagne. Moi je voulais faire la banane. C'est mieux. Alors on s'est accrochés. Je la tenais, la banane. Je la tenais beaucoup mieux que mes copains. C'était bien. Le bateau allait vite. On se prenait une vague. Un autre. Une plus grosse. Là un de mes potes a lâché. Faut s'accrocher. Là, une autre vague qui arrive. Deuxième pote, KO. C'est pas grave, mec, ça arrive, même aux meilleurs. Mais moi je restais accroché. Il y avait plus que moi qui restais accroché. Encore une vague. Ha ! Je la tenais, la banane, moi, j'ai la banane ! Et je la tenais encore
quand la banane s'est retournée
c'est pas moi qui l'ai lâchée
c'est mon bras qui a lâché
le médecin a dit qu'il fallait plus que je boxe
je suis jamais allé aux JO.
j'étais toujours avec la femme que j'avais rencontrée à Paris
ça aurait pu très bien se passer
j'arrêtais la boxe
je trouvais un autre travail
on s'était mariés
on allait avoir des enfants
comme beaucoup de gens
ça aurait pu bien se passer
mais à part la boxe
moi j'étais bon à rien
j'ai quand même fini noyé
je voulais pas pleurer alors je buvais
et je disais que tout était de sa faute
c'est vrai
si elle ne m'avait pas encouragé
comme ça
peut-être j'aurais pas été qualifié
je serais pas allé un Turquie
je sais pas pourquoi elle était toujours là
elle passait son temps à se sacrifier pour moi
elle travaillait
pas moi
elle s'occupait du gosse
elle faisait à manger
et elle se plaignait même pas
et moi j'ai ça dans le sang
la boxe alors je les frappais
elle et le gosse
parce que j'en avais marre
qu'ils me supportent
j'en avais marre
qu'ils s'aiment autant
qu'ils vivent joyeux
à côté de moi qui restais là
échoué et pourrissant
au fond de la mer Egée
attendant que le temps passe
et qu'il prenne le reste
de mon corps défait
j'étais très bon boxeur
j'ai jamais rien su faire d'autre
que boxer

[A la narratrice]

Maintenant tu connais le début
dis-moi la suite.

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