lundi 23 avril 2012

Histoire d'une montre

Si seulement.
Si seulement j'étais allée réparer ma montre. 
Enfin, je me suis dit, comme toujours, que j'avais le temps pour ça, que ce n'était franchement pas si important. Qu'elle fasse ce qu'elle veut, la petite aiguille des minutes, et même la grosse, d'ailleurs. 
Ce n'est pas une vieille montre, probablement pas. Elle a l'air neuve. Pourtant, elle vient d'une brocante - on peut trouver des montres neuves, aussi dans les brocantes. Elle était au milieu de tant d'objets qui n'ont plus que faire d'être beaux. Témoignent, seulement, d'on ne sait pas trop quoi. 
J'aime pas les brocantes, bric-à-brac, vides greniers et ce genre de trucs. C'est Marcel qui m'a dit d'y aller pour trouver un transistor. Un de ces vieux postes démodés qui servaient à capter la radio. Y prend l'envie de bidouiller ce machin-là. Il bidouillera trois jours. Chose la plus importante au monde. Surtout pas le déranger. Et puis laissera tomber en pièces détachées dans le grenier qu'on vide pas, va jurer qu'il le réparera un jour, un jour, bientôt, plus tard. Pièces détachées vont prendre la poussière. 
J'ai pas trouvé de transistor, tant pis pour lui. J'ai trouvé une montre qui n'était que belle, qui brillait encore comme si elle était neuve - oui, c'est de cette montre, que je parle. Pas un jeton, pas rayée, donnée par le bonhomme en échange d'une malheureuse pièce, donnée par le bonhomme qui s'en fichait comme d'une chaussette sale. La montre disait qu'il était minuit, ou midi, comme souvent les montres quand elles s'arrêtent de tiquer. 
Le bonhomme a eu sa pièce, la montre dans la poche, et basta. 

Si seulement j'étais allée mettre une pile à cette foutue montre ! Mais non, pas besoin d'heure, tu sais, il y a toujours, toujours, l'heure partout, on s'acharne à nous dire l'heure qu'il est. Le téléphone portable, dit l'heure qu'il est,l'ordinateur, le four à micro-ondes, le four, au cas où on n'ait pas déjà vu l'heure, sur le four à micro-ondes, la télé, le lecteur dévédé, le lecteur cassette (pour ceux qui ont encore ces trucs là chez eux, les Marcel), le réveil, celui de ma chambre, celui de toutes les chambres, et ceux qu'on n'utilise plus mais qui sont là quand même et à qui on a oublié d'enlever les piles, l'horloge de grand-mère, l'horloge de maman, celle qu'on m'a offerte à mon anniversaire, celle que Marcel m'a offerte et que je aime pas mais qui trône, dans la cuisine, parce qu'il faut pas vexer Marcel, qui trône à côté du four à micro-ondes et du four normal, celle qui est maligne, qui est toujours à l'heure même quand on change d'heure ! qui à minuit pile prend une heure d'avance, ou une heure de retard, deux fois dans l'année, sans qu'on n'ait besoin de lui rien dire ; la bibliothèque, dit l'heure, bien sûr, le cinéma, la gare, la pharmacie, la rue, grand panneaux d'affichage : il est 15h3I, température, 18°C, savoir si on doit avoir chaud ou avoir froid, c'est vrai que dans la rue, on ne sait pas, la salle d'attente du médecin, pour t'aider à calculer le temps d'attente, et elle le rend long, peut-être pour que tu aies le temps de calculer. 
J'aime pas les montres, mais j'aimais bien celle-ci. Et je l'aimais d'autant plus qu'elle ne faisait pas tic-tac dans ma poche, comme un importun frappe quotidiennement à ta porte pour te faire part d'une chose dont tu te fiches éperdument. 
Ma nouvelle montre était sympathique, et elle avait le mérite d'être là, lourde et fraîche et toute ronde, et elle ne tic-taquait pas. 
Cependant. 
J'aurais dû mettre une pile à cette montre, peut-être n'aurait-elle pas fait tant de bruit, elle serait restée assise, discrète, tout au fond de ma poche et, au cas où, juste au cas où, elle m'aurait donné l'heure. 
Maintenant, analogique ou numérique, je jure que plus rien ici ne me donne l'heure qu'il est, que le soleil n'est pas là, que la petite aiguille de ma montre sans pile trottine à contre-sens à une vitesse qui n'est pas habituelle, pour une petite aiguille. Et elle trottine et elle trottine par à-coups, entraînant au passage la lourde grosse aiguille encombrée dans son épaisseur, qui néanmoins avance, elle aussi, à reculons. 
Je le jure, revenue de mon effarement (ou juste un peu revenue), me suis assise par terre et j'ai regardé douze fois la petite aiguille faire le tour du cadran, très vite, la grosse à sa suite, lente mais qui pourtant aussi se presse pour suivre la cadence. Elle va s'arrêter, elle va s'arrêter. A minuit, elle s'arrête. A midi. C'est là qu'elles s'arrêtent, d'habitude, les aiguilles des montres folles. Un petit accès de folie, ça arrive, même aux montres, mais ça finit toujours par s'arrêter. Ça n'a pas tant d'endurance. Mais la petite aiguille sans rien entendre, entêtée, a dépassé le douze sans broncher, sans même donner l'air de savoir qu'il fallait s'arrêter. Et la grosse essoufflée, elle, voudrait sans doute s'arrêter, elle qui traîne la patte, elle qui ne fait qu'un tour de stade quand l'autre en boucle douze. Mais non. Même la grosse est tenace, dépassée, comme toujours, mais tenace, elle dépasse le douze sans daigner poser un regard sur la ligne d'arrivée, et se lance sans fléchir dans un nouveau tour.
Alors on se demande, est-ce qu'on va encore regarder ces deux pouffes qui se rengorgent, quand elles prouvent une bonne fois pour toutes qu'elles savent aussi, très bien, courir à l'envers, et très vite, en plus, qu'il n'y a pas de raison pour que cela soit impossible !

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