jeudi 18 juillet 2019

Talisman


ANNA :
Elle était à peine plus jeune que moi, et c'était elle qui dirigeait toujours tout. C'était elle qu'on admirait, c'était d'elle qu'on parlait. Ça me paraissait normal. C'était une enfant sorcière. Elle grimpait à tous les arbres assez solides. Elle préférait les sapins parce que leurs branches étaient basses et que la sève collait aux doigts et sentait fort. Elle me les faisait sentir après ça. Elle se léchait les doigts d'un air très sérieux juste pour voir ma réaction et me traitait de princesse.
La balançoire nous jetait dans le ciel. On y jouait souvent pour savoir qui irait le plus haut, qui aurait le courage de sauter et d'atterrir sans faire de bruit. Elle allait toujours plus haut toujours plus loin que moi et ça l'amusait de me laisser comme ça en arrière. Elle disait

MARIE :
c'est moi la plus forte
regarde comme je vole
tu sais pas faire toi
tu es plus lourde que moi c'est pour ça
c'est normal t'es une princesse
je peux te montrer si tu veux mais je suis pas sûre que tu y arrives

ANNA :
Ça faisait hurler nos parents alors on le faisait quand ils ne regardaient pas. C'était le jeu aussi, de sauter de la balançoire en plein vol et de retomber sans se faire remarquer. Elle allait toujours plus haut elle retombait sans faire de bruit. C'était une enfant fée.
Elle parlait couramment plusieurs langues animales, surtout le papillon, le lapin-nain, et le chat-des-ruelles. Un jour elle s'était précipitée sur moi pour me raconter_

MARIE :
tu vas pas me croire
dans la rue il y a un gros chat noir
il a un œil tout blanc parce qu'il s'est battu avec d'autres chats
il m'a emmenée au pied d'un sapin
viens voir
vite

ANNA :
Là il y avait des graviers peints en rouge, jaune, vert, et bleu. Nous en avions ramassé plusieurs je les ai gardés précieusement mais je ne sais plus où ils sont maintenant. Elle aussi elle a dû les garder elle les a sûrement cachés quelque part. J'aurais dû lui demander où, et si parfois elle les regardait en se souvenant de ce qu'on s'était raconté à ce moment-là. Que l'arbre était magique et qu'il transformait les cailloux en talismans quand du bout de ses racines il les touchait.
Il y avait toutes sortes de talismans : il y en avait des bleus pour apaiser les colères, des jaunes pour la joie, les rouges c'était pour trouver un amoureux et ça la faisait pouffer mais elle les a ramassés quand même, les verts c'était pour guérir des maladies. J'y ai pas pensé. Elle non plus elle y a pas pensé, aux cailloux verts. Ça faisait longtemps qu'on n'avait plus reparlé des cailloux sous l'arbre. Personne d'autre ne savait c'était notre secret. On avait grandi on n'y croyait plus mais si _
si j'avais glissé un caillou vert dans sa main encore petite
si elle avait eu dans sa poche des cailloux verts
si elle les avait toujours portés avec elle
elle serait pas tombée malade
elle serait pas partie en me laissant comme ça en arrière
derrière elle qui bondissait toujours plus loin toujours plus haut et qu'on n'entendait pas toucher terre
elle m'aurait pas laissée seule et muette dans un monde dont je ne parle pas la langue
égarée et engourdie dans ce lieu transitoire où je te suivais, petite sœur, où j'attendais une suite
parce que c'était toi qui racontais les histoires tu te souviens?
alors maintenant qu'est-ce que tu veux que je fasse
entre ton absence et le réel
sans parvenir à ramasser
les pauvres cailloux que tu as semés.

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