lundi 24 août 2020

Modification


Tu marches, et alors que tu marches une modification travaille en toi à mesure que les muscles travaillent. Tu te dépouilles, tu prends confiance dans la nature, dans les autres, dans ce qui te paraissait au début étrange, sauvage et dangereux, en toi-même quand tu portes ton corps et en ton corps qui te porte et qui à chaque pas t'assure qu'il est là et te rassure, car oui, il fait froid mais tu peux avoir froid, oui tu as faim mais tu peux tenir longtemps avec la faim. Modification du corps imperceptible d'abord, à peine perceptible mais toi-même tu ne te vois pas, tu ne vois pas ta peau comme elle se tanne battue de soleil de pluie et de vent comme un vieux cuir, tu ne vois pas tes cheveux qui recouvrent ta figure de cette sauvagerie couleur de feuilles mortes, tu ne vois pas comme tes yeux ont grandi à force de vouloir capter ce qui s'offre à eux ils percent les choses,  décidés une fois pour toutes à ce que plus rien ne leur échappe, ils n'ont plus cette lueur ironique que tu sentais toi-même dans ton regard et qui te faisait des ennemis, parce que plus rien ne t'agace, tu n'as pas de temps pour l'ironie, tu ne vois pas l'élégance rythmée de tes gestes déliés, tu ne vois pas la forme de ton corps débarrassé de ses mouvements inutiles que tu avais, de ce qui l'encombrais, tu l'encombrais, tu as vraiment cru qu'il n'était qu'un lieu de stockage où cacher tes excès, tes timidités, tes peines et une partie de tes regrets. Et puis pas à pas tu le libères sans presque t'en apercevoir ou plutôt, tu sens qu'il se libère lui-même d'une partie de toi et tu le regardes faire, d'un coin de l'oeil et sans presque tourner la tête pour qu'il ne sache pas que toi aussi tu sais. Il gardait tout ça pour toi parce qu'il avait cru comprendre que tu y tenais. Et maintenant que tu marches et que tu es occupé ailleurs il se débarrasse seulement parce que c'est lourd, il n'a plus d'énergie en réserve pour porter ce qui ne le porte pas. Tu laisses faire, tu souffles aussi. Exploration du corps en déploiement d'efforts, de muscles, d'articulations qui se découvrent. Exploration de chemins enfouis cachés sous les arbres. Ton regard porté sur les pierres les branches et flaques d'eau, les doigts frais de la rosée sur la peau de tes pieds dans tes sandales, ton regard sur la terre, ton corps devient lourd il se balance de droite à gauche avec cette élégance molle des ours silencieux. Ton regard tellement bas qu'à chaque fois que tu lèves les yeux tu es surpris, de la présence toute proche d'un lièvre ou d'un renard, tu connais l'animal mais tu n'en as jamais vu de si près, tu sens la forêt, ils te prennent pour l'un des leurs bien que d'une espèce qui évoque encore une confuse menace, ils ne savent plus d'où leur vient cette intuition, ils te regardent tête basse et griffes en terre, près à détaler, sentant vaguement que ta curiosité autorise la leur. Ami ou ennemi, tu te surprends dans la même position qu'eux, en plein mouvement la tête basse et les fixant du regard. L'instant se déploie. Un moindre craquement le brise. L'animal disparaît sous des feuilles.

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