lundi 24 août 2020

Le rire des êtres vraiment libres

Il faut partir. Partir vraiment. Ne pas faire semblant de partir, ne pas essayer de partir, partir. Tout quitter, se détacher des liens des repères et des croyances de ces gens qui parfois te font du mal sans le savoir sans le vouloir c'est pas leur faute. 

C'est pas la tienne non plus. 

Pars, je veux dire accepte de ne jamais revenir. 

Approche-toi du bord les orteils tous bien appliqués sur la pierre en angle vertical et serrés jusqu'à ce que blanches les jointures apparaissent. 

Ne regarde pas en arrière ne te dis pas, pourquoi je fais ça. Qu'est-ce qu'il va se passer. Est-ce qu'on peut savoir. Qu'est-ce qu'on va en penser. 

 

Et puis au fond tu pourrais très bien rester, on est bien ici, ça serait plus simple de faire comme les autres, ceux que tu crois volontiers qu'ils ont pas d'histoire à raconter, qu'ils sont pas curieux, qu'ils ont une vie intérieure morne – ça t'arrange de le croire, tu te sens spécial – même si tu sais que c'est pas vrai, peu importe le vrai, le faux, question de point de vue, la vue, d'ailleurs, c'est à peine si tu la vois de là où tu es perché penché jusqu'à ce point limite, celui que les oiseaux affectionnent, celui où ils restent un quart de seconde immobiles avant de basculer sans ouvrir les ailes tout de suite on dirait ça les amuse de se faire peur et de sentir ce que ça fait de tomber comme une pierre. 

Tu pourrais rester là ou t'assoir sagement et regarder le ciel et la mer et les montagnes. 

Tu pourrais rentrer en ville et rejoindre les autres qui fourmillent dans les ruelles et les places publiques, leurs voix couvrent à grands éclats les notes des flûtistes qui habitent dans l'ombre, ils parlent fort en promenant leur habit brodé avec ce mouvement que certains ont vers l'arrière, comme de toujours vérifier qu'ils ont bien la colonne vertébrale déroulée droite, c'est ce qui fait la différence avec d'autres, d'ailleurs, c'est de se poser la questions. Un jour tu t'es surpris à l'avoir ce mouvement, en pleine conversation, là, vérifier que tu es au maximum de la hauteur que tu peux atteindre, est-ce qu'on t'avait fait un compliment, à ce moment-là ? Tu n'es pas insensible et tu t'es redressé comme ces hommes dont tu te moquais quand tu étais enfant – ferme les yeux avance-toi encore si tu veux, si ça te fait croire qu'il n'est plus temps de changer d'avis mais ça t'apportera rien. 

Il faut sauter, là. 

Il faut sauter.

Et pourtant tu es comme tous tu as une famille et copains tu es marié, et amoureux d'un regard et d'une manière souple de se déplacer sous les étoffes, mais c'est facile de tomber amoureux comme ça, ça n'empêche pas de partir.

Quand tu était enfant, tu sautais à pieds joints dans la mer, tu as bien sûr toujours envie de le faire mais pas chez toi, parce qu'il faut y garder une figure. Ni nulle part où tu as l'habitude de poser pied d'ailleurs, toujours pour la figure. Tu ne le fais plus, sauter pieds joints dans la mer d'une hauteur impossible toujours plus impossible, mais tu as gardé en toi ce goût du risque, ce plaisir de laisser entrer en toi une seconde la peur d'y aller, la peur du froid, la peur du choc, de la rupture, des blessures, de la mort peut-être, juste assez et pas longtemps, juste assez pour d'un coup jeter derrière soi tout ça comme tu as jeté le vêtement et les sandales, les laisser sur le caillou en amas mou et ramassé et partir quand même, le silence soudain qui rallonge le temps, qui n'est pas réel, juste un effet de la peur délicieuse qui t'inonde la tête et du vent dans les oreilles et jusqu'aux racines des cheveux et l'eau glaciale qui te rattrape qui te gobe qui te dévore et te fait croire que c'est fini, cette fois-ci c'est trop profond et tu la sens sur ton petit corps d'enfant tout nu, tu sais qu'elle te saisit avec ses mains de fer surtout les mains et les pieds et le cou et la tête toute la peau sur la tête qui se presse brutale et froide sur l'os du crâne.

Et ça va plus loin encore, plus profond. Mais déjà tu ralentis. 

Bientôt tu te rends compte que rien ne t'attache. 

Et tu peux à nouveau déployer tes bras et t'appuyer sur l'eau comme un oiseau sur l'épaisseur de l'air, comme sur une amie qui te mène à la surface et le premier souffle tu l'adores. Le premier souffle après, ça se confond avec éclat au rire des mouettes. Celui des êtres vraiment libres.

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