lundi 21 décembre 2020

Réparer dans le noir

La pièce n'est pas grande. Tout est sombre, les murs, le sol, le plafond. On dirait que trainent des objets au sol comme oubliés ou comme des décombres. Au centre il y a cette femme accroupie près d'une bassine en plastique rouge avec de l'eau à l'intérieur, elle frotte ses mains. Sur le mur de gauche un homme frappe et frappe encore, et quand il en a assez de frapper, il pousse, il appuie de tout son poids sur la paroi comme pour repousser le mur un peu plus loin de quelques millimètres comme si ça allait changer quelque chose, comme si c'était justement ces quelques millimètres-là qui lui manqueraient pour respirer. Et la femme au sol ne fait pas attention à lui, elle frotte et frotte jusqu'à ce que ses mains rougissent de l'eau qui les frotte et que la peau soit fine et se retire en de très minces lambeaux invisibles mais elle le sait, elle les sent qui la quittent enfin avec tout ce qu'ils ont ramassé de germes et d'odeurs, de sueurs, les tissus qu'ils ont touchés, les papiers les surfaces que les autres ont fleurés de leurs peaux, de leurs humanités trainantes et négligées, elle ne veut pas lever les yeux sinon elle verrait la fille poser un à un encore et encore ses doigts sur le carreau opaque, mais c'est propre à l'intérieur, ça n'a jamais été aussi propre, c'est le côté extérieur de la vitre qui est sale, forcément, et la fille murmure quelque chose, elle sait pas elle-même ce qu'elle murmure tandis que ses yeux sont perdus dans la crasse, pendant ce temps l'homme continue de frapper, il frappe à coups réguliers et avec sa grosse voix sortant de son gros corps maladroit, il crie tout un dictionnaire d'ordures qu'il aurait pu composer tranquillement, au lieu de ça vocifère et frappe, les deux autres ne réagissent pas c'est comme si elles avaient l'habitude et pianote sur le carreau et frotte ses mains rouges et de plus en plus menues des mains d'enfant, et de plus en plus fripées des mains de vieille, maintenant elle ralentit le geste alors que son visage serré se tord d'horreur, alors qu'elle s'aperçoit que l'eau dans laquelle elle frotte ses mains frêles est tellement souillée d'elle-même et que tout ce dont elle tente de se débarrasser reste prisonnier de la bassine rouge et secoué de ce mouvement de frottement, et tout cela revient se coller à ses mains sans défense et rougies ; elle retire ses mains de l'eau avec un geste engourdi, au moment où l'homme épuisé de frapper hurler pose doucement sa tête en sueur sur le mur qui n'a pas bougé, et souffle et souffle, le grondement de son souffle s'espace et devient peu à peu plus discret comme une musique de fond. La fille a déposé tous ses doigts sur le froid de la vitre opaque et, alertée par ce calme soudain, elle tourne la tête vers l'intérieur, l'eau qui clapote dans la bassine, la respiration lourde des corps fatigués, le masque d'horreur plaqué sur le visage de la femme, et par dessus cette musique légère de clapotis et de respiration on entend la voix, celle d'un enfant qu'on n'avait pas vu avant parce qu'il est très petit, assis dans un coin à droite. Il n’est pas si jeune mais c'est difficile à voir à cause de sa touffe de cheveux tellement énorme qu'elle lui cache la figure. Ses yeux sourient cachés derrière des lunettes épaisses, à ses pieds il y a tout un tas d'outils, des pinces, des clés à molette, des clés Allen, tournevis plats et cruciformes, un marteau très fin qu'il manie comme un pinceau, et des vis, des clous, des écrous et un crayon bleu sur un bout de papier très blanc sur le sol sombre, des planches et des morceaux de bois, des fils de fer, une scie d'enfant, tout un bric à brac de brocante avec des objets métalliques qui brillent à la lumière. Il n'a pas senti que les autres ont cessé leur manège, il continue son travail concentré et manipule avec habileté chacun des outils qui l'entoure. Il chantonne très doucement, penché sur un objet brillant qu'il pose à terre, puis tourne vers la lumière approche de ses yeux myopes en fronçant les sourcils derrière ses lunettes, échange un tournevis pour un autre, teste la taille, retire et replace des vis avec un air de connaisseur, tient à bout de doigts un objet très fin qu'il pose délicatement sur la feuille de papier blanche pour s'assurer de ne pas le perdre, change quelque chose et replace l'objet. Vis. Retourne l'objet et tourne une molette assez longtemps et sans rien perdre de sa concentration. Pose l'objet face à lui et l'observe. C'est une pendule avec un balancier rotatif. Elle s'est mise à tourner dès qu'il l'a posée. Le balancier éblouit la pièce à un rythme régulier. Il regarde un temps. Tout le monde regarde la pendule et plisse les yeux. Puis il passe à autre chose, répare et fabrique tout un tas d'automates qu'il pose autour de lui à mesure qu'ils sont prêts. De ses mains naissent des oiseaux chanteurs, certains qui volettent autour de lui, des fleurs qui se dandinent à la lumière, un joueur d'échec, un chien qui aboie, un arpenteur, une danseuse en tutu qui marche sur les pointes, un ours qui applaudit, quelques voitures filant à vive allure, un cheval qui trotte, une famille de lapins qui se déplacent en bondissant, et des arbres, des arbres-jouets qui verdissent, fleurissent, font des fruits, perdent leurs feuilles, et reverdissent, des lampes de poche, une boite à musique. Le voilà entouré de tous ces jouets qui lui font un univers vivant, nombreux, lumineux et rythmé. 

Aventureux, un oiseau mécanique vient se poser dans les cheveux de la fille.


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