mercredi 30 décembre 2020

Figures en gris de payne

C'était à ce moment là où le ciel était si jaune qu'on aurait dit qu'il avait été peint exprès de cette couleur surnaturelle par un artiste qui refusait de se plier à la convention du bleu pour un ciel, c'était un jaune Sénégal non dilué dans l'eau, c'était tellement jaune que toutes les figures qui se détachaient alors de ce ciel ne pouvaient plus qu'être d'un brun vert qu'on ne peut qu'opposer au jaune dans ces cas-là, cette couleur sombre que tout trait, toute silhouette prend parce que le jaune est tellement écrasant que le reste s'assombrit et s'affine, comme des sculptures de Giacometti : un réverbère se tend sans romantisme, il est de ceux qui plus tard porteront la lumière du soir qu'à la fois ils protègent et diffusent en modestie, mais pour l'instant ses contours sont dévorés, il n'est plus qu'un trait maladroit tendu à la verticale, des arbres inquiets tremblent leurs doigts maigres dans la lumière, la lumière en absorbe les feuilles, on ne voit plus que leurs formes tourmentées qui s'élèvent de ces carrés de terre tirés à l'équerre au milieu de l'asphalte en bande grise, un gris de peine tendu fin et sans soin sur le bord de la toile, s'il en peignait les racines en transparence à travers le gris, l'artiste les aurait faites serrées et fragiles avec un pinceau très fin, tirées rassemblées vers le bas plutôt qu'étalées en surface, par manque de place au milieu de toutes les couches qui fondent le trottoir et la chaussée, s'il les avait peintes elles auraient dû déborder les limites de la toiles pour les rendre crédibles mais la toile a ses limites ; je m'en souviens, de ce ciel et de ce qu'il surplombait, l'univers sous le ciel, plus silencieux qu'une toile de lin, les oiseaux tus, le vent retenait son souffle, les voitures avançaient sur la pointe des pneus, les conducteurs sans s'en apercevoir tendaient les muscles alors qu'ils jouaient de l'accélérateur et de l'embrayage pour rendre leur passage aussi tranquille que possible, intimidés par le silence et la couleur, passer inaperçu sous ce ciel dément, les chats rentraient chez eux en rasant le sol et les murs avec leurs yeux jetés de tous côtés comme s'ils s'apprêtaient à fuir, le ciel dévorait l'espace, aplatissait les bâtiments alentour, rongeait les arbres et les réverbères et faisaient taire les animaux ; il n'y avait dans ce tableau qu'une seule figure humaine, debout bien droite, fine, noire et dévorée à la manière des arbres et du réverbère, qui semblait comme eux prise au piège de l'asphalte et jetait sa tête dans le jaune du ciel, sa tête disparaissait dans la lumière.

Giacometti, Femme debout

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