vendredi 4 décembre 2020

Des palais minuscules - en poussant les lignes

photographie, Max Habich
Photographie : Max Habich
La mer rejette sur le sable presque noir des blocs de glace polis comme des galets et de formes féériques, fins comme des palais destinés aux minuscules habitants de ce pays de glaces. Des trésors qu'on ne peut pas toucher, au risque de les détruire. De ceux qu'on ne peut emporter, qui préfèrent se transformer en eau plutôt que d'appartenir à quelqu'un, semblable en cela à tous ceux que les dieux maladroits et concupiscents perdaient à trop vouloir posséder. 

Pays de glace et de sable gris. Tu enfonces l'un après l'autre tes pieds dans le sable et le glissement, le crissement de tes pieds dans le sable te rappelle celui où tu as joué si longtemps dans ton enfance. Avec juste cette sensation-là c'est le même sable. Cela pourrait être la même plage. A part la couleur, et tu ne peux pas fermer les yeux même si l'envie te ronge de t'allonger quelque part et de dormir. C'est comme si tout était recouvert d'un voile de peinture transparent et légèrement bleuté. A part le vent glacial qui balaye, souffle impérieux venu du milieu des mers. Est-ce qu'enfin elle est atteinte, cette limite ? celle où quelque chose qui s'apparenterait aux dieux des mers et du vent et du soleil cesseraient de cautionner ce voyage en posant, un a un, barrage après barrage : soleil froid et effrayant qui jamais ne repose, fixant de son œil unique et blanc le moindre de tes mouvements et souriant de ton désarroi chaque fois que tu recomptes les heures et que tu penses au ciel de ta terre natale ; vent brutal et incessant jeté vers l'horizon comme pour dégager du sol le moindre être à la peau tendre et mal enraciné, ce vent que seuls de véritables géants de pierre semblent à même de combattre, debout très droits ; la pluie fouette le corps mais il a appris à la prendre, ce corps, en la laissant infléchir sa trajectoire, juste un peu et juste assez pour éviter la confrontation directe ; comme les pierres le froid a grisé ce corps, il en a resserré tous les pores et cette petite masse solide et froide dans l'immensité hostile n'a pas de peine à traverser, les pieds enfoncés dans les bottes, les bottes dans le sable, cette plage d'un autre monde. Est-ce qu'enfin nous voici arrivés à ce point limite ? Celui qu'on ne peut franchir qu'en jetant au vent sa peau d'homme, sa pensée, ses croyances, ses préjugés, ses certitudes, celui où s'ouvre un pays que seuls les animaux ont le droit de parcourir, royaume de bêtes, de plantes et de roches.

Ici il semble que rien ne pousse, rien sauf peut-être cette herbe épaisse gorgée d'eau froide qui apparaît à force de s'aventurer loin de la mer, et la nature est tranquille, parce que rien ne la blesse. Tout ce qui y vit ne comprend que la pluie battante, le vent violent, et ces étonnants cycles de lumière et d'ombre. La nature est tranquille elle danse avec le vent, la pluie et les acrobaties du soleil. Elle est tranquille, elle l'était du moins avant qu'un très petit humain ou presque y pose le pied. Il se demande si les choses existent encore quand personne ne les voit, et comment elles existent. Les oies grises qui ont guidé le bateau sur ces terres s'entendent en un concert de rires comme si la blague était bonne et maintenant, tu fais quoi, maintenant que t'es là, bateau trapu, humain perdu, est-ce que t'es content ? Le soleil opiniâtre et goguenard reste attaché à la crête des montagnes et s'élevant à peine alors qu'ailleurs c'est le zénith, descendant à peine, se cacher derrière les parois de roche, mais ses rayons continuent de jeter des traits de tout côté, là derrière. Il ne se couchera pas. 

Le visage fermé à ce moment où la pluie a cessé et où les nuages tout d'un coup légers se sont vus dégagés par un coup du vent, l'homme s'est hissé sur le sommet d'un rocher, il y plante son bâton, relève studieusement les données qui lui permettent de calculer la latitude.

Si tu étais parti plus tard dans l'année, tu serais venu dans la nuit. Quelle paix alors, peut-être. Et si tu attendais quelques mois pour voir la nuit ?


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