lundi 22 avril 2019

Entre deux I

LE PERE :

Je l'aime.
C'est ma fille.
Elle était toute petite quand nous l'avons adoptée. Elle nous est venue d'un pays lointain, où le soleil omnipotent chauffe les corps et les cœurs. Quand elle est venue, elle brûlait encore de toute la chaleur qu'elle avait en réserve et qu'elle déversait en joie liquide tout autour d'elle. Je la bois en un long baiser, et à peine rassasié je la sens qui s'agite. Qui se libère de cet amour.
Elle se méfie même de mon amour.
C'est ma fille. Je l'aime. Même quand elle remue comme un fauve, quand elle explose sans crier gare et saigne, de la peur qu'elle a eue qu'on s'approche trop, qu'on l'attache, qu'on arrête sa course. Elle est ma fille, la voix vive qui traverse les murailles, les océans, les déserts. Je l'aime.
Elle est venue d'un pays en cage. Un pays longtemps blessé, qui réapprend à être libre, un pays debout dans le soleil. Un de ceux où des cons se sont autoproclamés colons.
Côlon. Avec un chapeau pour se protéger des UV.
Le côlon est un segment du gros intestin, dit Wikipédia. J'ai vérifié.
En vrai, ils sont plus bas que ça. 
D'où vient qu'on se permet de dire qu'un pays nous appartient ? 
Qu'une personne nous appartient ? [regard sur la jeune femme]
C'est quand même ma fille, parce que je l'aime.
Ces cons-là c'était nous. C'était mon pays, notre pays, votre pays, son pays. Car elle est d'ici, maintenant, je crois. Mais elle n'appartient à aucun pays. Peut-être elle nous en veut, pour ça. Parfois je crois qu'elle nous en veut. Elle rejette ce pays qui l'accueille, ces gens qui se sont dit que s'ils n'arrivaient pas à avoir un enfant à eux, ils n'avaient en fin de compte, qu'à aller en chercher un ailleurs. Elle a le mal d'un pays qu'elle ne connaît pas. Elle se dit d'une culture qu'elle apprend en touriste ou dans les livres et elle sait que rien ne prendra, rien n'y fera. C'est une femme qui n'a pas d'attache, une femme puissante et légère, qui vole au-dessus de ses deux pays, de ses deux cultures. 
Elle a bien compris que ce pays où je l'ai adoptée, lui, allait de travers. Elle a compris qu'il était un imposteur, derrière ses beaux discours, belles paroles derrière lesquelles tout le monde se range sans discuter et que personne ne comprend. Elle, de là où elle a toujours été, elle a compris ça. De sa voix vive elle se révolte. Elle écrit des pamphlets, des critiques affûtées qu'elle lance en visant juste. Elle est forte, ma fille. Tellement qu'un jour on vient frapper à la porte.
Il entre avec, à la main, l'un des petits livres qu'elle a publiés en secret, explique qu'il sait, qu'ils savent qui elle est, ce qu'elle fait, que ça ne peut pas se passer comme ça. 
- C'est moi qui l'ai écrit. 

L'HOMME : 

Pardon ? 

LE PERE : 
C'est moi qui ai écrit ce texte. Arrêtez-moi. 
C'est ma fille. Si je suis ici c'est parce que je l'aime. Je ne veux pas sortir, je ne sortirai pas, quand même je mourrai ici, alors c'est comme ça.

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