jeudi 25 avril 2019

Entre deux II


LA FILLE :

Alors c'est comme ça, il faudra s'y faire.

LE PERE :
Tu étais enfermée à la frontière. Entre deux pays, entre deux familles, tu étais en train de basculer d'un côté ou de l'autre, tu te serais fait mal, tu serais tombée, ou malade ou dans la misère, tu sais pas comment c'était, tu ne sais pas nous t'avons rattrapée juste à temps, tu ne sais pas.

LA FILLE :
Non je ne sais pas. Je ne saurai jamais quelle vie aurait été la mienne, qui j'aurais été s'il m'avait laissée à mes parents, si mes parents avaient voulu me garder, quels parents auraient-ils été.

LE PERE :
Est-ce que la question se pose seulement ? Quels parents auraient été tes parents s'ils n'avaient pas préféré te vendre à un inconnu et partir ? Comment tu aurais grandi, aurais-tu grandi et puis quoi, après ? Tu te serais sentie moins étrangère si tu étais restée auprès d'eux ?

LA FILLE :
Est-ce que je me serais sentie moins étrangère si j'étais restée entre eux deux ?

LE PERE :
C'est grâce à nous que tu es devenue cette femme-là, grâce à nous tu as fait des études.

LA FILLE :
Vois où on en est maintenant. Vois où tu en es maintenant, à toujours vouloir te sacrifier pour me prouver que tu m'aimes, nu, désolé et désemparé comme un personnage de Beckett, incapable de faire un pas pour te sortir de ta propre misère. Ça te va bien de jouer les héros.
Tu étais enfermé dans ton désir d'avoir un enfant, enfermé dans ta peur, enfermé dans ta honte, enfermé dans ton amour, et maintenant te voilà, te voilà encore, verrouillé dans le sacrifice. Et tu crois, tu crois toujours que c'est ce que je veux ? Tu crois que c'est d'un père comme ça que j'ai besoin ?

LE PERE :
Nous t'avons aimée. Nous t'aimons.

LA FILLE :
Ils m'aimaient aussi, qu'en sais-tu ?

LE PERE :
Ils t'ont vendue.

LA FILLE :
Tu m'as achetée.

LE PERE :
Nous avions plus à t'offrir.

LA FILLE :
Sans doute autant que ce que j'ai perdu.
Je leur en voulais. Il fallait bien que j'en veuille à quelqu'un, et ils étaient là, doux et souriants bras ouverts cœurs ouverts s'offrant pour que j'y frappe un grand coup. Ils me tenaient. On n'est jamais libre. On passe d'une cage à l'autre en plissant les yeux pour ne pas voir les barreaux, espérant seulement que la prochaine sera plus grande et que notre vue finira par se brouiller.
Il me tenait dans ses bras, main bien pressée contre mon dos pour que j'y reste. Et la mère qui disait doucement, c'est normal, tout ce qu'elle a vécu, cette petite, l'enfermement, la séparation, la peur, il faut la rassurer, lui dire qu'on est là, qu'on ne partira pas, qu'on ne la quittera pas, qu'on ne la lâchera pas, qu'on ne va pas l'abandonner.
J'ai pas peur. C'est pas moi, qui ai besoin d'eux. Ce sont eux qui avaient besoin de moi.
Et moi, j'ai pas peur. J'ai peur de rien. J'ai rien à perdre. Je ferai comme si j'avais rien à perdre. J'ai pas peur.


[Silence]

J'ai jamais eu peur. Quand j'écrivais, j'étais grisée par ma propre audace et heureuse. Parce que je savais que j'avais raison. Parce que je sentais mon courage et ma folie et çça me mettait en joie de me sentir comme ça, courageuse et folle et intelligente et libre de penser de dire d'agir !
C'est comme ça que je m'imaginais grandir. Comme ça que je voulais être quand j'étais petite. Une héroïne sans peur et sans passé. Un météore à qui tout le monde sourit. [Regard vers le père] Ce qu'on oublie trop souvent c'est que les météores finissent toujours par se fracasser.
Et qu'à la fin
c'est rien qu'un gros caillou.

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